Tribune de Ferhat Mehenni : « Tir de barrages contre les Kabyles »

TRIBUNE (SIWEL) — Devant les sorties médiatiques qui se multiplient et dont les auteurs franchissent le Rubicon de manière éhontée quant à leur haine exacerbée contre la Kabylie ou pour le moins leur peur mue par leur ignorance supposée de tout ce qui est Kabyle, le président du Gouvernement provisoire kabyle en exil (Anavad) et du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), Mas Ferhat Mehenni, a transmis à Siwel cette tribune que nous reproduisons intégralement ci-dessous :

En 24 heures, deux articles ont convergé leurs tirs contre les Kabyles.

Kamel Daoud, dans son article « Nos luttes, nos richesses et nos échecs » (02/07/2019) est suivi par Youcef Benzatat avec « la révolution trahie par les berbéristes » (03/07/2019) pour dresser un constat d’échec de la révolution du vendredi et surtout, en imputer la responsabilité à la Kabylie et aux Kabyles.

Bien que les deux textes soient de facture différente, leur conclusion est la même : Les Kabyles, ont fait échouer le mouvement de protestation en marchant depuis le 16/02/2019 avec leurs drapeaux qui divisent les Algériens et portent atteinte à l’unité nationale. Cela aurait donc donné l’occasion au Commandement Militaire (nouvelle instance extraconstitutionnelle) d’en finir avec la « révolution ».

Au-delà du racisme antikabyle qui transpire, certes à des degrés différents, à travers ce genre de raccourcis qu’il y a lieu de condamner, il est du devoir d’un analyste politique de restituer aux faits leur réalité.

1)- L’échec du mouvement n’est pas dû aux drapeaux kabyles. Il est inscrit dans le programme génétique de ces marches dont on ne voit ni la queue, ni la tête. Tout mouvement de foule spontané, non organisé et sans règles d’adhésion ni de fonctionnement, est condamné à mourir, tôt ou tard. L’anarchie et le « dégagisme » sont peut-être de beaux idéaux pour leurs partisans mais la loi de la jungle leur est consubstantielle. Il n’y a pas de société humaine sans structure, il n’y a pas de révolution permanente dans le sens d’une agitation quotidienne perpétuelle.

Par ailleurs, les drapeaux amazighs et kabyles ne sont pas les seuls à être arborés aux côtés du drapeau algérien de Messali Hadj durant ces manifestations. Les Algériens ont, depuis le début de ce mouvement, marché avec le drapeau palestinien, souvent confectionné dans des dimensions géantes qu’aucun drapeau algérien n’a égalées. Cela n’a choqué jusqu’ici ni Kamel Daoud ni Benzatat ni un autre chroniqueur non kabyle.

2)- L’unité nationale à sens unique est une impasse. Menacée par la seule présence d’un drapeau amazigh brandi désormais dans toute l’Afrique du Nord est un non-sens qui résulte d’une fébrilité et d’une cécité politique propre aux racistes et aux dictateurs. Le rêve d’une Algérie sans Kabyles (ou sans Amazighs) est l’égal du rêve hitlérien d’un monde sans Juifs.

3)- Faire porter la responsabilité de l’échec à la Kabylie au prétexte qu’elle « a kabylisé le mouvement » appelle quelques remarques simples :

Les événements qui se déroulent à Alger ont une résonance médiatique dans le pays plus importante que ceux d’ailleurs. Comme elle est majoritairement peuplée de Kabyles (70% au moins), c’est naturellement que les mots d’ordre (Ulac smah ulac, pouvoir assassin…) et les couleurs de ces derniers ont envahi la rue et se retrouvent sur certains médias et particulièrement sur les réseaux sociaux. La puissance médiatique d’Alger couplée à la force du sentiment indépendantiste kabyle, réel ou supposé, manifeste ou latent chez ceux qui font foule, réveille le fantasme atavique d’une invasion kabyle à travers toute l’Algérie. Ceci est encore aggravé par les très nombreuses personnalités kabyles qui, par opportunisme ou de bonne foi, croient devoir s’investir dès maintenant dans un hypothétique pouvoir à venir, en rivalisant de propositions d’offres de service pour des sorties de crises auxquelles ils sont les seuls à croire. Malgré l’antikabylisme ordurier des journaux et télévisions comme Ennahar, Elbilad ou Echorouk…, on reste globalement sur l’idée que le « Hirak » est à la solde des Kabyles qui en font un instrument de leur prise de pouvoir en Algérie.

Ces propositions sous-tendues par des valeurs culturellement kabyles, ont toutes quelques pertinences qui agacent ici et là au point d’affirmer comme Kamel Daoud que : « une région qui a raison seule, n’a pas raison. Elle est juste seule ! » Diable ! Quelle logique ! Fallait-il, pour la simple raison de donner tort à la Kabylie, aller jusqu’à contredire une absurde vérité de La Palice ?

Bien sûr, Kamel Daoud n’est pas un raciste. Le prendre pour tel serait une ignominie. Il n’est pas, non plus, un antikabyle et n’est pas responsable de ce qu’il a refoulé, de ce qui est culturellement enfoui dans son inconscient. Je pense même qu’il croit que la Kabylie « seule a raison », mais il aimerait bien la voir enfin diluée dans un ensemble, idéal et mythique, dans lequel elle serait dissoute. Bref, une utopie qu’il nourrit depuis au moins 2014. Dans son esprit, la Kabylie est la seule chance de l’Algérie. Il faut qu’elle se sacrifie pour les autres Algériens en s’éreintant à les tirer vers le haut. Elle est le seul canot de sauvetage du naufrage algérien. Ce serait là, sa mission historique la plus noble. Il faut donc qu’elle redouble d’efforts pour convaincre les autres « régions » de la justesse de ses positions. Tant qu’elle n’y parviendrait pas, il lui faudra attendre. Autrement dit ; ce n’est pas le moment pour elle de revendiquer sa liberté ! Il refuse ainsi de voir que toute attente de la part de la Kabylie serait, pour elle, une mort certaine. Pour reprendre sa parabole de 2014, il parle d’un bateau Algérie qui coule et d’une Kabylie qui doit en sauver équipage et voyageurs. De notre côté, en tant que Kabyles, nous savons que dans ces conditions, ou on sauve sa propre peau d’abord et on vient au secours des autres ensuite, ou on périt tous ensemble sur le champ. De grâce, qu’il ne nous demande plus de confondre sacrifice et suicide. Nous l’avions souvent fait.

Il n’a pas vu comme Boualem Sansal qui, dans une vidéo publiée le 01/07/2019, sur la page facebook « Kabylie Belle et Rebelle », affirme que : « depuis l’indépendance, tous les combats pour l’émancipation, pour le progrès, et la démocratie en Algérie ont été le fait de la Kabylie, car menés par des Kabyles ». Lucide, il ajoute : « Hélas ! Très lâchement, nous avons abandonné la Kabylie non seulement à elle-même, mais aussi à la répression du pouvoir algérien. » Contrairement à la note pessimiste avec laquelle il conclue, en disant que « la Kabylie est aujourd’hui détruite » il reconnait que « le feu sacré n’est pas éteint, il est encore là. ».

Ainsi, une « Kabylie détruite » par la répression et l’indifférence des autres, comme le pense Boualem Sansal qui voue une grande admiration pour son combat, susciterait chez Kamel Daoud une image contraire, celle d’une Kabylie à forte personnalité et aux puissants potentiels qu’il souhaiterait voir consacrés exclusivement au sauvetage de l’Algérie et non du sien propre ? Pourquoi la perspective d’une Kabylie debout effraie-t-elle les baatho-islamistes au point de lui vouer tant de haine et la qualifier de traître, voire de diable en personne comme décriée par Benzatat, Mokri, Salhi et consorts ?

Dans ce climat où Sansal détonne par son regard toujours bienveillant sur la Kabylie qui le respecte et l’admire, nous assistons ces derniers temps à une remontée en puissance de l’antikabylisme primaire. Ce tir de barrage contre tout ce qui est kabyle n’est certainement pas étranger à l’arrivée au sommet du pouvoir militaire du putschiste le plus raciste d’Algérie, le Général Gaid Salah.

Affirmer que la Kabylie a tort de se singulariser par ses revendications ou ses emblèmes, est une façon directe ou indirecte de donner raison à ses tortionnaires et ses bourreaux.

Au lieu de s’insurger contre les drapeaux et les mots d’ordre kabyles, pourquoi les Algériens ne feraient-ils pas, pour une fois, le pas vers la Kabylie pour l’accepter telle qu’elle est et non telle que d’aucuns la désirent, transparente, normalisée, pacifiée et évaporée ? Cette attitude aveugle de rejet de tout ce qui est kabyle montre clairement que le « Xawa-xawa » en vogue à Alger, est plus attendu dans le sens des Kabyles vers les autres que l’inverse. Aucune réciprocité n’est à envisager. On leur signifie que pour être enfin acceptés en tant qu’Algériens, il leur faudrait cesser d’exprimer et de s’exprimer dans ce qui fait leur dignité, le kabyle. Tant qu’ils continuent de porter leurs valeurs, ils ne seront que des traîtres vis-à-vis de l’Algérie arabo-islamiste et ses boucs émissaires attitrés.

L’Algérie est d’essence colonialiste et de tendance impérialiste, incompatible avec la démocratie. Ce sont, entre autres, les deux raisons pour lesquelles la Kabylie la rejette et veut être indépendante. L’Algérie développe une hystérie antikabyle là où elle devrait reconnaître l’existence d’un peuple différent d’elle. Tout comme l’erreur, une fois reconnue est à moitié pardonnée, une question nationale une fois soulevée est à moitié résolue. Le déni de la réalité est un autisme politique, le déni d’existence opposé à un peuple est un crime contre l’humanité. La Kabylie est la sœur des peuples d’Algérie qu’elle ne pourra aider qu’à partir d’une souveraineté retrouvée et son existence officielle reconnue dans le concert des nations.

Dans un contexte où la Kabylie, quoi qu’elle fasse, est toujours perçue comme une menace passée, présente et avenir sur l’unité de l’Algérie, que celle-ci s’en débarrasse ! Non pas par sa domination et son arabisation, vaines, mais par l’acceptation de son droit à l’autodétermination.

Cette séparation à l’amiable mettra un terme à ces contentieux insolubles et permettra par la suite, une politique apaisée de bon voisinage entre les deux pays.

Ferhat Mehenni

SIWEL 072345 JUIL 19