Teyyev At Σemruc rend hommage à Yidir : « Heureux, toi l’éternel ! »

Souvenirs mémorables, ineffaçables…

C’était dans le courant du début du printemps 1973, à l’occasion d’un concert d’un autre pilier de la chanson kabyle, en l’occurrence Ḥasen Ɛabbassi, que nous nous rencontrâmes, pour la première fois, à la salle Ibn Xeldun à Alger. Depuis, notre kabylité nous avait rassemblés en compatriotes complices pour le déterrement de nos racines, pour notre identité millénaire, que le pouvoir de l’époque était décidé à faire disparaître.

Tu es venu vers moi, au moment où j’étais avec Madjid Bali, un autre pilier de la kaylité, et celui-ci avait fait les présentations entre nous deux. Avec Madjid Bali, je co-animais la célèbre émission de la chaine kabyle (Xemsa wuguren-Les cinq épreuves) que nous venions de démarrer au mois de mars 1973. Le courant, entre nous, est vite passé. Nous discutâmes, en long et en large, de notre identité, de notre langue, de la chanson, de la poésie, et plus généralement de notre culture de montagnards que nous étions.

Les mois qui suivirent, nos rencontres devinrent régulières. Souvent, notre sujet de discussion portait sur le danger qui menaçait nos origines. À chaque fois que je descendais de Chevalley à Alger, je me faisais un plaisir de passer te voir dans ta boutique familiale, de beaux bijoux des At Yanni, située en face de l’hôtel Aletti et de la salle Lmugaṛ. Nous évoquions tous les sujets, mais à chaque fois nous revenions sur celui qui menaçait de nous anéantir.

Je me rappelle de ce gracieux garçon, toujours souriant, toujours plein d’humour, qui faisait travailler, H24, ses neurones, calmement, discrètement, sereinement, pour redonner à notre kabylité toute sa splendeur, toute sa grandeur, tout son rayonnement.Ton imagination illimitée allait nous révéler cet illustre personnage, doté de qualités insoupçonnables.
Inutile de m’étaler sur ta culture générale et ta culture originelle.
Tu émerveillais tous ceux et toutes celles que tu croisais, bien avant que tu ne deviennes le pharaon de la chanson kabyle. Aujourd’hui, tel un iceberg qui s’effondre, tu nous laisses effondrés.

Génialissime coup de maître !

Je sais que ce n’est pas en quelques lignes que je peux te décrire ; un ouvrage entier n’y suffirait pas. Je vais, de ce pas, essayer de me remémorer quelques savoureux moments que j’ai eu à partager avec toi, qui resteront gravés, à jamais, en moi.

Je ne vais pas m’étendre sur le comment et le pourquoi de ton arrivée à la chanson, puisque tu as eu plusieures occasions de l’exprimer, de l’expliciter sur tous les médias confondus.
En revanche, le souvenir qui demeure et demeurera vif en moi, est celui de ce jour où tu étais venu nous interpréter, pour la première fois, dans notre émission, Xemsa wuguren, diffusée en direct, ton immortel (A vava inuva), qui t’avait, par la suite, propulsé à l’échelle mondiale. C’était en 74, quelques mois avant ton départ pour le service obligatoire.

J’étais époustouflé, assommé, comme tous ceux et celles qui t’avaient écouté ce soir-là.
À la sortie du studio, après la fin de l’émission, je t’avais dit en souriant : Ak seṛεeɣ a Ḥamid. (Hamid je vais t’assommer). Avec ton humour mythique et fabuleux, tu m’avais répondu : Ayɣeṛ a Ṭeyyev ? Acu y-ak xedmeɣ ? Et moi de te répliquer : Tesṛaεḍ-iyi, vɣiɣ add rreɣ ţaṛ-iw. (Tu m’as assommé, je veux juste me venger). Nous éclatâmes en rires, et notre complicité pour notre kabylité n’a fait que s’intensifier et se tisser de plus bel. Tu avais ensuite enregistrée la première version de ce succès international avec la belle voix de Zahra n Summer.

Durant l’automne 1974, lorsque tu accomplissais ton service militaire à Blida, avec Madjid Bali, je me suis fait un plaisir de venir vous rendre visite à la caserne, et cette journée est gravée, à jamais, dans mon coeur. Nous avions rigolé aux éclats, nonobstant la situation qui prévalait.

Le rempart contre les ténèbres !

Je vais, à présent, évoquer un thème, très profond, que nous avions souvent partagé ; que nous n’avons jamais rendu public.
Tu m’avais conseillé, avec ta modestie mythologique, de garder ce sujet au chaud et attendre le moment convenu pour le dévoiler aux Kabyles.
De quel sujet s’agissait-il ?
Nous vivions, à notre corps défendant, l’acharnement, le bouillonnement, l’aveuglement, l’entêtement, la frénésie, la furie, le matraquage médiatique de l’égyptianisation du pays, où même la Kabylie commençait à sombrer.
Je t’avais dit, lors de l’une de nos conversations, : Ḥamid, tu n’es pas un simple chanteur à succès, qui défend, bec et ongles, sa culture ; tu es beaucoup plus que ça, tu es un rempart contre cette égyptianisation et cette arabrutisation galopantes.

Par ta grâce, celle de Feṛḥat Imaziɣen Imula et quelques autres, la jeunesse kabyle n’a pas été embarquée dans cet orientalisme, ravageur, qui prenait le chemin de notre effacement de l’histoire. Tu m’avais répondu simplement et humblement : j’apprécie ton observation, mais j’aimerais que tu patientes encore et encore avant de la divulguer aux Kabyles. Ainsi soit-il !!!
Aujourd’hui que tu n’es plus parmi nous, physiquement s’entend, je me permets de ressortir ce petit « secret » sur le travail pharaonique que tu avais accompli pour empêcher les jeunesses kabyles d’être aveuglées par le miroir aux alouettes, d’être englouties par l’océan, de l’obscurantisme, sans fond.

Un Olympia prodigieux

Ton premier Olympia de juin 1980, que j’ai eu l’honneur et le plaisir d’animer, après celui de Lwennas un mois auparavant, était un tel succès que le public avait le souffle coupé.Tellement la salle était bondée, je ne pouvais y accéder, même m’asseoir au sol, pour t’écouter après t’avoir présenté. Je me suis contenté de rester caché à ta droite au fond de la scène pour partager tes émotions qui se mélangeaient aux miennes, lesquelles nous transportaient dans un univers inouï, inimaginable, indéfinissable !

Dans la soirée, nous nous rendîmes, avec les musiciens, dans ce beau restaurant situé à Orsay, à une quarantaine de kilomètres au sud de Paris.
Beaucoup de tes fans avaient suivi. Tu étais tellement heureux de partager ce repas avec tout ce monde émerveillé.

D’autres moments aussi forts avaient suivi, sur lesquels je ne peux m’étaler.
Par pudeur, altruisme, générosité, tu n’as jamais osé parler du nombre incalculable de concerts que tu as donnés bénévolement pour soutenir notre cause.
Les esprits chagrins qui croient que seuls les Kabyles t’ont « nourri » doivent remballer leurs inepties, et savoir qu’à chacune de tes prestations en Europe, plus particulièrement en France, dans toutes les salles municipales de l’hexagone, ton public était majoritairement français.
Que les absurdités s’arrêtent !

Souvenir douloureux, bouleversant,

À la mi-mai 2013, le ciel nous était tombé sur la tête ; au départ définitif de notre très cher ami commun Hachemi Bellali, ton bassiste, ton confident, ton complice de quatre décennies durant. Nous étions tellement touchés, tellement tristes, tellement abattus. Je me souviens, tu m’avais dit dans ton kabyle perfectionné : (Teɣli teɣwmeṛt dgi). Impossible de traduire cette phrase, tellement elle est forte de sens, de profondeur. On lisait, dans les yeux de l’un et l’autre, ces moments si intenses qui semblaient interminables. Nous étions étouffés par l’émotion.

Pendant que nous conversions sur d’autres sujets, je me souviens, comme si c’était d’aujourd’hui, tu m’avais dit : kečč a Ṭeyyev, tu es un révolté. Quel honneur pour moi d’entendre une telle phrase venant d’un homme aussi réfléchi que toi. Je t’avais tout simplement répondu, dans notre langue maternelle, que tu chéris tant : Acu ara k iniɣ a Ḥamid ? Yella win yečča wul-is, yella win yeččan ul-is. Une fois de plus, malgré la situation présente, nous avions rigolé un petit coup.

Je profite de ce petit papier pour apporter à la connaissance de ceux qui vont le lire ; tous les fans, tous les Kabyles, que je ne t’ai jamais entendu parler à un Kabyle dans une autre langue que la notre.
Et dire que peu d’entre d’entre-nous maîtrisent la langue de Voltaire comme toi.

Le libre penseur !!!

Depuis bien des décennies, nous constatons que tout le monde s’intéresse, et est curieux si telle ou telle célébrité se soucie de la croyance ou pas ? Cette chape de plomb qui nous est tombée sur la tête, et qui a fabriqués des zombies au nombre infinitésimal, t’importunait, t’agaçait au plus haut point.
Fort heureusement pour toi, pour nous, ta souplesse, ta finesse, ton calme olympien, je passe ton charisme, t’ont toujours mis à l’abri de ce bourbier, de cette chausse-Trappe dont sont friands les esprits débordés par l’indicible.

Avec tes mots, taillés tels des diamants, tu subjugais l’ensemble de ceux qui t’écoutaient, quelles que soient les questions auxquelles tu étais appelé à répondre.
Tu as été, tout au long de ta vie, respectueux des croyances, mais ce n’est pas pour autant que l’on peut te caser dans un quelconque credo. Tous ceux qui t’ont connu de près savent que tu es un libre penseur, et surtout un défenseur infatigable de la liberté de conscience. Ton tact sur ce sujet est à apprendre à toutes les générations kabyles actuelles et à venir. Ta liberté de penser faisait partie de toutes les libertés que tu as chantées, que tu as défendues pendant tes 46 ans de carrière, sans te soucier des écueils que tu as su éviter avec ta bienséance hors du commun.

Kabyle jusqu’au bout des ongles,

Le choix de ton nom d’artiste, IDIR , en 1973, n’est ni fortuit, ni innocent.
Dès le départ tu avais affichée la couleur en optant, intelligemment, pour ce pseudonyme typiquement kabyle.
Chevillée au corps, ta kabylité était ta raison de vivre, ton souffle, ton oxygène.
Nous regrettons amèrement, tous et toutes, et condamnons vigoureusement ce piège qui t’avait été tendu par ceux qui cherchaient à te dévaloriser, à te rabaisser à nos yeux. Nous savons qui tu es et ce que tu représentes pour cette kabylité qui est également notre raison de vivre.

Avec ta permission, je vais rappeler cet épisode, de ta vie, que tu m’avais confié un jour de l’année 2004, qui accentuera un peu plus le sentiment profond de ta kabylité.
Nous étions tous les deux attablés à une terrasse d’une brasserie au boulevard de Ménilmontant, Paris 20ème, à proximité de la place du même nom. Nous discutions de différents sujets, comme à l’accoutumée, jusqu’à arriver sur celui de l’année de l’Algérie en France, en 2003.
Tu m’avais dit, et là je ne trahis aucun secret, car les Kabyles ont besoin de connaître cet épisode important, que Bouteflika t’avait appelé pour tenter de te convaincre d’apporter ton concours et participer à cette gigantesque opération de propagande.
Je te connais assez bien pour savoir qu’il était loin de ton esprit de cautionner une quelconque manigance. Tu avais ajouté que tu ne lui avais pas répondu au téléphone, que tu t’es contenté d’écouter son message sur ton répondeur, en me proposant même de passer chez toi pour écouter le dit message. Je t’avais répondu que ce serait une honte pour moi de mettre ta parole en doute.

Substantiellement, tu avais ajouté que ce serait une trahison des jeunes martyrs du printemps noir que de participer à ces festivités, même si les propositions lucratives et juteuses qui t’ont été faites étaient des plus alléchantes.

Une dernière pour la route,

Tu m’avais, une autre fois, confié que lorsque Zidane t’avait invité à l’accompagner là-bas, tu avais refusé catégoriquement de t’afficher aux côtés de Bouteflika, nonobstant les stratagèmes des photographes présents pour te coller à lui ; en profiter pour te manipuler, en laissant penser que tu apportais un ostentatoire soutien pour sa politique désastreuse.

Avec ton flegme, ton sang-froid, ta maîtrise, ta sérénité, ton calme légendaire, tu as su déjouer leurs illusions, leurs magouilles-bluzz, leurs manoeuvres malsaines.
Chapeau bas l’artiste !

Je ne peux conclure ce modeste petit témoignage sans te citer, surtout lorsqu’il s’agit de ta kabylité intense, fervente, inaltérable, inoxydable !
Avec une clarté limpide et sans ambages, tu as dit haut et fort :
JE SUIS KABYLE, PARCEQUE JE SUIS ISSU D’UNE MÈRE KABYLE, D’UN PÈRE KABYLE, JE RÉAGIS, JE MANGE, JE PENSE, JE PLEURE KABYLE.

Fermez le banc !

Conclusion,

Je vous joins ce texte en kabyle, que j’ai tenté, approximativement, de traduire en français, qui m’avait été inspiré par Idir le jour où il m’avait dit : (Win ikk yugin agwi-t). (Qui ne veut pas de toi, coupe court avec lui).

Tafat taverkant

Γas akken igenni d-ilem
Sliɣ nnan yeţwazdeɣ
S kra n wi yregwlen i lhem
Ur n ḥemmel ara asedrem
Akken id-as yehwa yexdem
Sseṛwan-as amṛiṛeɣ

Akka ! Akka !
Yerna ur tufig takka…

Ameyyaz yeqqim yewhem
Mi ywala tideţ telfeɣ
Wi εeddan at ideqqem
As tiniḍ yeţxaṣeṛṛem
Ur ivan ma yeggugem
Awal ur t-id isuffeɣ

Akka ! Akka !
Yerna ur tufig takka…

Win iteẓẓun assirem
At-id nernu ɣer ɣuṛ-neɣ
Wi ɣ yugin yid-s a negzem
Amur nneɣ at neddem
Muqel-t amek id-aɣ yelzem
Tinim a yarrac nneɣ

Akka ! Akka !
Ilaq ad ţafeg takka !!!

——–

Lumière noire

Malgré que le ciel est vide
J’entends dire qu’il est habité
Celui qui fuit l’encontre
Qui n’aime pas démolir
Quoi qu’il fasse
On le plonge dans le tourment

Ainsi ! Ainsi !
Et l’ivraie ne s’envole pas…

Le méditatif demeure affligé
Voyant la vérité écrabouillée
Quiconque le désempare
On le croirait brimé
Est-il atteint d’aphasie ?
Plus un mot ne sort de lui

Ainsi ! Ainsi !
Et l’ivraie ne s’envole pas…

Celui qui sème l’espoir
Est bienvenu dans nos rangs
Qui ne veut pas de nous on le rejette
Nous prendrons nôtre bien
Regardez vers notre convenance
Et à vous les jeunes de dire :

Ainsi ! Ainsi !
Faisons s’envoler l’ivraie !!!

Teyyev At Σmruc (Tayeb Abdelli), Paris 10/05/2020.

De gauche à droite : Teyyev At Σemruc, Idir et Matoub Lounès, fin 1994.

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