ALGÉRIE : LES RAISONS D’UNE FAILLITE

L’Algérie a totalement échoué dans toutes les fonctions que l’on attend habituellement d’un État. Délabrement général du système de santé, de l’éducation (du primaire à l’université), crise sociale multiforme : chômage – massif chez les jeunes – crise du logement, destruction générale de l’environnement, fuite massive des cerveaux mais aussi des jeunes sans bagage…

En fait, les seules fonctions que l’État algérien assume avec constance et efficacité depuis 1962 sont la prédation et la répression, exercées par une armée et des services de sécurité surpuissants et omniprésents.

Ces pratiques répressives se sont amplifiées au cours des derniers mois, à la fois contre les journalistes, contre les leaders du mouvement de protestation national (Hirak) et, surtout depuis cet été, contre la Kabylie qui apparaît de plus en plus comme un bouc émissaire. Pour ce qui est de cette région, le pouvoir algérien semble s’inspirer des méthodes de la Turquie d’Erdogan qui consiste à qualifier de « terroriste » tout opposant déterminé. On a ainsi interdit le mouvement autonomiste kabyle parfaitement pacifique en le déclarant « organisation terroriste ». Des centaines d’arrestations de militants ont été opérées en Kabylie et de nombreux cas de mauvais traitements ont été signalés. En fait, la Kabylie est la principale victime de la crise politique profonde qui pousse le pouvoir à tenter de refaire l’unité nationale autour de lui en utilisant le danger du « séparatisme kabyle ». L’autre alternative qu’il peut envisager serait la guerre avec le Maroc mais cette option, qui est manifestement dans les cartons des généraux, présente des risques beaucoup plus graves et accentuerait fortement l’isolement géopolitique de l’Algérie. La Kabylie est donc une proie plus facile.

Dans ce contexte, les partis politiques sont, sans exception, des coquilles vides, infiltrés et contrôlés par les services de sécurité. Ils ont pour seul rôle de donner une apparence de démocratie à un régime qui bafoue en permanence les droits les plus élémentaires, pourtant tous inscrits dans une constitution qui n’est qu’un chiffon de papier.

Je sais bien que ces caractéristiques ne sont pas propres à l’Algérie et qu’on les retrouve dans un grand nombre de pays du Sud, notamment dans les pays dits arabes. Néanmoins, il existe des déterminations historiques, sociologiques et idéologiques lourdes qui sont spécifiques à l’Algérie.

Ces invariants sont pour l’essentiel liés à l’histoire politique contemporaine au cours de laquelle s’est constitué le nationalisme algérien, qui s’est forgé à partir des années 1920 contre le colonialisme français. Cette donnée fondamentale a induit des options idéologiques profondément enracinées qui sont autant « d’opiums du peuple » : la référence quasi obsessionnelle à l’identité arabe et musulmane de la nation ; un nationalisme exacerbé posant l’existence transhistorique de la Nation incarnée par l’État et une tendance lourde à l’unanimisme et au refus de toute diversité interne.

Au plan politique, ces fondamentaux se sont toujours traduits par un autoritarisme marqué n’hésitant pas à recourir à toutes les formes de répression, y compris sanglantes : liquidation physique d’opposants, détentions arbitraires, usage d’armes de guerre contre des manifestants pacifiques (octobre 1988, 2001 – 2002 en Kabylie …) ; un système judiciaire totalement soumis aux ordres du pouvoir exécutif ; une presse en liberté surveillée, avec de fréquentes arrestations et condamnations de journalistes ; une omniprésence, voir une omnipotence, des services de sécurité qui participent directement à l’exercice du pouvoir.

Bien entendu, si un tel régime a pu perdurer depuis des décennies, c’est parce qu’il a bénéficié de deux rentes qui lui ont permis d’asseoir son contrôle sur la société : la « rente mémorielle » et la rente des hydrocarbures. La première lui a permis de mobiliser très régulièrement la société contre le « néo-colonialisme », c’est-à-dire la France, l’irrédentisme kabyle et le frère ennemi marocain. La seconde, plus aléatoire, lui a permis de se créer une base sociale conséquente par une redistribution, toute relative, de la ressource financière et en mettant à son service une grande partie des élites. Ces deux rentes étant largement imbriquées chez les soutiens du pouvoir.

Bien qu’il y ait eu des fluctuations selon les conjonctures depuis l’indépendance, avec des alternances de périodes d’ouverture et de périodes de fermeture, ce contexte d’autoritarisme et de répression est structurel : il est la concrétisation au niveau de la gestion politique des orientations idéologiques fondamentales de la branche radicale du mouvement nationaliste algérien, incarnée par le FLN. Je n’ignore pas qu’il a existé en Algérie et qu’il existe peut-être encore des personnalités et courants véritablement démocratiques, libéraux ou progressistes. Mais pendant la période de lutte anticoloniale comme après l’indépendance, ces sensibilités politiques ont toujours été marginales, rapidement éliminées, quand elles n’ont pas servi de simples faire-valoir.
C’est une illusion totale de penser que le nationalisme radical algérien ait été d’une nature progressiste et libératrice.
Hocine Aït Ahmed avait introduit le concept « d’afro-fascisme » (1980) ; je pense pour ma part que le noyau dur du nationalisme algérien relève de ce qu’on peut appeler un fascisme arabo-musulman.
Certes, le combat pour la décolonisation était en soi parfaitement légitime. Il s’agissait de mettre à bas un système injuste et discriminatoire, mais en aucune façon le FLN n’était intrinsèquement porteur de valeurs de démocratie et de progrès, bien au contraire. Un « détournement de la Révolution », comme l’on dit souvent en Algérie, n’a eu lieu ni en 1962, ni en 1965, ni plus tard sous Bouteflika. Le régime politique qui s’est mis en place à l’indépendance n’est que la concrétisation directe des orientations fondamentales du nationalisme radical algérien.


Rares ont été les analystes qui, comme l’historien Mohamed Harbi, ont perçu que les prémisses du régime politique postindépendance était déjà en germe dans le mouvement nationaliste. Il ne s’agit donc pas d’une confiscation par l’oligarchie, mais bien de la réalisation d’une programmation originelle.


C’est pour cela que le combat berbère, comme plus largement tous les combats démocratiques, sont difficiles en Algérie. Difficiles, voire désespérés, pour répondre au titre de l’ouvrage de Pierre Vermeren, Maghreb. La démocratie impossible ? (2004). En fait, tant que la société ne prendra pas conscience de la nécessaire rupture avec l’héritage et le passé nationaliste, tant que l’on continuera à considérer le combat anticolonial comme un horizon fondateur et indépassable, tant que l’on ne s’engagera pas dans une critique lucide des fondements de l’État-nation, il est à craindre qu’il sera impossible de remettre en cause le pouvoir de l’oligarchie qui dirige, exploite, pille et détruit le pays.
Si l’on veut remettre en cause réellement un pouvoir « corrompu et corrupteur », comme le disait la Plateforme d’El-Kseur (2001), il faut nécessairement s’attaquer aux bases historiques et idéologiques qui fondent ce régime.

C’est pour cela que, pour ma part, je suis resté et reste dubitatif devant les mouvements de protestation populaire de masse, régionaux ou nationaux, comme le mouvement des Aarchs en Kabylie (2001-2002 : 128 morts) ou le Hirak (2019 – 2021), qui, malgré leurs mobilisations durables et impressionnantes, ne semblent pas avoir identifié clairement la source des maux de la société. On conteste une oligarchie, des généraux, on proteste contre des injustices. Mais je ne crois pas que l’on s’attaque aux racines profondes du mal. Dans tous les cas on reste prisonniers de l’horizon nationaliste et des « constantes de la Nation » qui sont en réalité l’instrument idéologique fondamental du maintien du régime en place.

D’autant qu’à ces blocages internes s’ajoutent un contexte géopolitique peu favorable à toute évolution démocratique. Des pays comme l’Algérie (et le Maroc) apparaissent de plus en plus comme les gardiens de la frontière sud de l’Europe, avec pour fonction essentielle le contrôle de l’immigration subsaharienne et la lutte contre l’islamisme radical. Autrement dit, les régimes en place à Alger et à Rabat rendent de grands services à l’Europe.


Dans une telle configuration, ils peuvent compter sinon sur le soutien, du moins sur une bienveillante tolérance des pays occidentaux qui s’accommodent fort bien des violations les plus flagrantes des droits humains chez leurs auxiliaires du Sud. Pourtant il est à peu près certain que ce calcul des pays européens est hasardeux, l’Algérie et le Maroc ne peuvent ni ne veulent contrôler efficacement les flux migratoires africains vers le Nord, ni les leurs propres qui prennent de l’ampleur. On peut même penser que, comme la Turquie d’Erdogan, une fois encore, ils auront tendance à utiliser « le chantage migratoire ». Quant à la lutte contre l’islamisme radical, c’est aussi une illusion dans la mesure où tous les appareils idéologiques et éducatifs de ces États contribuent à renforcer l’islamisme.

La démocratie et la liberté ne sont pas pour demain en Algérie, ni dans le reste de l’Afrique du Nord.

Salem Chaker
Professeur émérite des universités (Langue berbère)
SIWEL 262200 NOV 21