Texte de la conférence de Ferhat Mehenni à San Francisco : « Kabylie-Algérie : L’impossible mariage »

Texte de la conférence de Ferhat Mehenni, président du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) et du Gouvernement provisoire kabyle en exil (Anavad), animée ce samedi 13 mai 2023 à San Francisco, Californie, USA :

Kabylie-Algérie : L’impossible mariage
Par Ferhat MEHENNI

Les mariages sont, en principe et avant tout, affaire de consentement et de respect entre partenaires. Qu’ils soient d’amour ou de raison, l’acceptation des parties leur est vitale pour leur solidité et leur stabilité. En revanche, Toute union forcée est un viol, un crime ; et c’est malheureusement ce qui caractérise la tumultueuse relation entre l’Algérie et la Kabylie. Cela fait déjà 166 ans que la Kabylie, captive, tente d’échapper au colonialisme algérien qui l’en empêche chaque jour un peu plus violemment. Si cela continue, il est évident que leur histoire se terminera forcément dans un bain de sang à la rwandaise que le MAK, notamment par sa démarche résolument pacifiste, essaie d’éviter.

Notre communication sur ce sujet est un appel à la lucidité et à la raison du côté algérien. Nous ne sommes ni dans la manœuvre et la manipulation ni dans la victimisation. Nous voulons juste partager ce constat simple et limpide : la Kabylie n’est pas soluble dans l’Algérie. Elle n’est soluble dans aucune entité politique autre que la sienne. Si cela était possible, cela aurait pu être le cas depuis les Romains au temps desquels elle était déjà une organisation politique remarquable qu’on appelait : la confédération des Quinquegentiens. Après les Romains, ni les Banu Hilal, ni les Turcs n’avaient pu la réduire. Quant à l’épisode français de la Kabylie, il ne fait que montrer, si besoin en est, qu’une défaite militaire n’est pas forcément une victoire politique. Bien que la Kabylie ait été écrasée militairement, elle n’a jamais eu à se reconnaître comme partie intégrante de l’Algérie française. Et ceux qui affirment inconsidérément de nos jours qu’« il n’y a pas d’Algérie sans la Kabylie et il n’y a pas de Kabylie sans Algérie » serinent des idioties. Cela rappelle Mitterrand quand, en 1956, il assénait : « L’Algérie c’est la France ! ». En réalité, il s’agit ni plus ni moins d’un piège tendu à la Kabylie pour la garder captive d’une Algérie qui ne fera que la vider de sa sève tout en en faisant comme d’un abcès de fixation et un bouc émissaire éternel.

La Kabylie a existé durant deux millénaires avant la naissance de l’Algérie et les deux entités ont coexisté côte à côte pendant 28 ans (14/10/1839-24/06/1857). Il est fort à parier que la Kabylie survive à l’Algérie.

La guerre d’Algérie, contrairement à ce que certains de nos contradicteurs affirment, n’a pas scellé de contrat d’union entre la Kabylie et l’Algérie. Si l’effort de guerre était essentiellement kabyle de 1954 à 1962 c’était dû au fait que la Kabylie était la seule nation à avoir conscience d’elle-même et à exprimer sa volonté inébranlable de se décoloniser. C’était pour des raisons d’efficacité politique que la Kabylie avait tenté d’entrainer avec elle tous les peuples autochtones d’Algérie dans son entreprise de décolonisation. La Déclaration du 1er novembre 1954 était rédigée, imprimée et diffusée en Kabylie. C’étaient des Kabyles qui avaient tenté de maquiller l’insurrection de la Kabylie en une insurrection de toute l’Algérie contre le colonialisme français, en envoyant notamment des troupes et des responsables de la rébellion aux quatre coins de l’Algérie : Le colonel Ali Mellah, le commandant Si Salah (Zamoum), le colonel Didouche Mourad, Amirouche, Krim Belkacem, Ouamrane, Mohammedi Said, Amar At Chikh, Mohand Oulhadj … sont autant de figures militaires emblématiques de cette guerre, autant que Abane Ramdane, Krim Belkacem et Hocine Ait Ahmed, voire Ferhat Abbas, l’étaient sur le plan politique… C’était en Kabylie que fut tenu le Congrès de la Soummam (20/08/1956) et que le principe de la préservation de la Kabylie en tant qu’entité politico-militaire distincte, la Wilaya III, fut affirmé. En procédant de la sorte, les Kabyles entendaient bien assurer à la Kabylie un avenir dont elle aurait elle-même la maîtrise.

D’ailleurs, l’Algérie, du temps de la France comme depuis 1962, ne se reconnaît pas dans les héros kabyles qu’elle transforme systématiquement en traîtres, pendant qu’elle élève au rang de héros ses propres traîtres. Ainsi, durant la période française, l’Emir Abdelkader, Bouamama qui s’étaient rendus étaient valorisés et Fadma N Summer, l’héroïne kabyle fut traitée de sorcière par ceux qui l’avaient vaincue en 1857. Son compagnon et général de guerre est appelé « Boubaghla » pour en ridiculiser le nom. Il en est de même du Roi Kabyle, Agellid Amuqran (Mokrani) qui est rabaissé au rang de Bachagha, un vulgaire féodal qui ne se serait soulevé contre la colonisation française que pour ses terres confisquées. La belle affaire ! Voici un propriétaire terrien qui avait quand-même soulevé toute la Kabylie en 1871 et levé une armée de plus de 250.000 hommes !

Depuis l’indépendance, Amirouche est devenu un « sanguinaire criminel », Abane Ramdane et Krim Belkacem des « traîtres », auxquels on oppose un Ben Badis qui, en son temps, était totalement opposé à la décolonisation de l’Algérie comme en témoigne ses publications dans « Echihab ».

Pire encore ! Tous les Kabyles sont de nos jours traités de « Zouaves », autrement dit, des supplétifs de l’armée coloniale française qui auraient facilité le débarquement de celle-ci à Sidi Ferruch en juin 1830, alors qu’ils étaient les seuls à avoir mobilisé plus de 15000 hommes pour la repousser.

Le rejet de l’idée même d’une existence de la Kabylie en Algérie suffit à démontrer que ce n’est pas un mariage qui est recherché avec celle-ci mais son assassinat. Toutes les politiques menées par l’Algérie contre la Kabylie ne visent, depuis 1963, qu’une seule chose : la disparition de celle-ci. Les assassinats politiques, l’arabisation et la salafisation des enfants kabyles, le sabotage économique et le racket fiscal, l’oppression identitaire et culturelle, la falsification de l’histoire, la répression permanente du fait kabyle, y compris dans le domaine sportif où le cas de la JSK est édifiant… rien n’est épargné aux Kabyles pour les humilier, les rabaisser, les rendre transparents, voire inexistants, leur donner le dégoût de ce qu’ils sont !

La guerre du FFS (1963-65), la répression féroce et la dictature des années 70, celle des années 80, l’extermination des élites kabyles durant les années 90, le massacre des jeunes kabyles du Printemps noir de 2001-2003 et l’actuel terrorisme politique qui réprime, emprisonne et torture à tour de bras depuis deux ans, l’article 87 Bis promulgué spécialement contre les revendications kabyles de liberté et d’indépendance sont autant d’éléments objectifs qui actent l’échec de l’intégration d’une Kabylie soumise dans l’Algérie. Ils sont également autant de murs dressés par l’Histoire entre les deux entités qui ne se sont jamais jusqu’ici respectées. Enfin, ils témoignent de l’acharnement algérien constant à briser les reins de la Kabylie sans y parvenir.

D’un autre côté, la Kabylie s’est défendue comme elle a pu. Violemment en 1963, puis pacifiquement en tournant le dos à son assassin. Le refus de sa dépersonnalisation linguistique et culturelle, le boycott des élections coloniales, le fait que chaque Kabyle se vive d’abord en tant que Kabyle et non en tant qu’Algérien sont autant de preuves de résilience du peuple kabyle et de sa volonté à reconquérir sa souveraineté face à l’Algérie.

Il faut reconnaître que tout cela ne participe pas d’une politique d’intégration entre les deux parties. L’Algérie vise non pas à respecter la Kabylie dans une union loyale avec elle mais à obtenir sa reddition ou sa mort. D’où ce paradoxe : La Kabylie et les Kabyles sont à la fois diabolisés, dénoncés et rejetés par la majorité des instances officielles algériennes et en même temps empêchés d’exercer leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Il y a donc lieu de voir en ce couple toxique et schizophrénique, surtout du côté algérien, des projections de meurtre avec préméditation. Le projet en cours de réalisation intitulé « Opération Zéro Kabyle », porté jusqu’au sommet de l’Etat en est la preuve. Le mariage entre deux ennemis que sont l’Algérie et la Kabylie s’avère un projet criminel pour la première et un acte suicidaire pour la seconde, du moins chez tous ceux des Kabyles qui continuent de se croire Algériens.

Cela ne peut plus continuer. La victime de cette union refuse toujours de se soumettre et l’Algérie coloniale redouble de férocité à son encontre pour en faire son mouton de l’Aïd. Or, la Kabylie est consciente des intentions meurtrières de sa geôlière depuis plus d’un siècle et demi et si sa dilution dans l’Algérie n’a pas pu être réalisée du temps de la France durant laquelle les Kabyles étaient plus vulnérables sur le plan politique, ce n’est pas aujourd’hui que cela pourrait se réaliser. L’assimilation de la Kabylie par l’Algérie est désormais impossible. Nous n’avons pas besoin de guerre pour le vérifier.

Aujourd’hui, avec la prise de conscience nationale kabyle de nos droits en tant que peuple accompli, une conscience nationale qui s’est généralisée jusqu’aux familles des officiers supérieurs d’origine kabyle engagés dans l’armée algérienne, seule une séparation à l’amiable est la voie de sortie de cette impossible union forcée.

Cela permettrait d’envisager avec sérénité un avenir de paix, de prospérité et de coopération fructueuse entre les deux pays (la Kabylie et l’Algérie) et leur voisinage. La Kabylie ne poserait plus de problème à cette « unité nationale », impossible jusqu’ici, et l’Algérie ne traînerait plus ce boulet kabyle qui l’empêche jusqu’ici de s’arrimer au « monde arabe » comme elle le souhaite.

Le droit à l’autodétermination de la Kabylie est donc la solution et non le problème. S’il y en avait une autre, on l’aurait déjà trouvée. La Kabylie ne cessera de poser problème à l’Algérie que le jour où elle s’en détacherait totalement. Tout autre artifice, autonomie ou fédéralisme, est voué à l’échec d’avance.
Cela permettrait également de ne pas insulter l’avenir et de préserver toutes les chances de retrouvailles entre les deux pays voisins, sur la base d’impérieux intérêts mutuels.

San Francisco, le 13/05/2023

Par Ferhat MEHENNI

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