LE 2 AVRIL 1976 NOUS QUITTAIT TAOS MARGUERITE AMROUCHE

KABYLIE (SIWEL) —  Je partage ci-dessous un témoignage déchirant de Ramdane At Mansour sur la visite de Taos Amrouche en Algérie, lors du premier « Festival panafricain de la culture » en 1969, organisé par le ministre algérien de la Culture. J’avais pourtant lu pas mal de témoignages sur cet épisode mais jamais je n’avais pu mesurer l’ampleur de cette humiliation et cette injustice qu’on lui a fait subir.

Taos Amrouche s’est rendue à Alger avec la garantie de se produire lors de ce festival avec sa belle voix et ses fameux Chants berbères pour lesquels elle était réputée. Selon ce témoignage, même le ministre de la Culture de l’époque n’a pas pu programmer Taos Amrouche car l’ordre venait de Boumédiene lui même « Je ne veux pas un mot de kabyle » avait-il donné comme instruction!

Toujours selon ce témoignage, devant toutes les portes fermées, se heurtant à un mur, elle a téléphoné au directeur de la culture au sein de ce ministère de la « Culture », un ami qui allait déguster un bon couscous chez Taos Amrouche les dimanches lors de ses visites à Paris, celui-ci lui a donné comme réponse: « Taos, à Paris, nous sommes des amis, ici je suis en fonction ! ».

Un témoignage à lire et à faire lire, pour que nous ne tombions pas dans une amnésie collective…

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Témoignage

Dernière visite de Taos Amrouche en Algérie

Je suis heureux de pouvoir témoigner d’un fait mémorable pour notre culture, culture marquée par son histoire tumultueuse, ses personnalités, ses nombreux exemples de lutte, de courage et d’abnégation.

En 1969, un événement important va se dérouler en Algérie : le premier « Festival panafricain de la culture ». Il est organisé en grande pompe par le gouvernement qui cherche par ce genre de manifestation internationale, à soigner une image tiers-mondiste, et à légitimer son système politique archaïque. Toute l’Afrique est invitée et l’on s’attend à des spectacles riches en danse, musique, et folklores divers. Les acteurs et actrices célèbres de toute l’Afrique sont invités à contribuer au succès escompté du festival.

Naturellement, les artistes algériens sont amenés à jouer un grand rôle pour promouvoir notre culture donc à figurer aux premières loges. C’est à ce niveau que le bât blesse. Qui doit nous représenter ? Sommes-nous des Africains ou des Moyen-orientaux ? En quoi consiste notre culture ? L’histoire qui suit donne un bon éclairage pour qui se pose ces questions.

Contacts décevants

Une grande dame algérienne, Taos Amrouche, célèbre dans le monde entier, en particulier pour son album « Chants berbères de Kabylie », a été délibérément ignorée par les organisateurs. On connaissait l’hostilité du gouvernement envers la culture kabyle, mais de là à isoler la culture berbère (amazighe) de la culture africaine, est plus qu’un scandale, c’est une aberration, un non-sens. Car cette culture dépasse largement l’Algérie. Elle est celle de plusieurs pays africains, elle devrait figurer au premier rang du Festival si nos dirigeants n’étaient pas intellectuellement analphabètes.

Taos habitait à Paris. Elle a rendu visite à l’ambassadeur d’Algérie M. Redha Malek, homme ouvert et avenant. Elle lui a fait part de sa frustration et de sa peine. Celui-ci l’a encouragée à se rendre en Algérie, à la veille du festival, pour plaider la cause de la culture berbère, et participer aux festivités. Courageuse, Taos débarque à Alger, s’installe dans sa famille au centre-ville et entreprend ses démarches. Elle rend visite au ministre de la culture, puis à celui de l’éducation. Elle rencontre plusieurs jeunes kabyles passionnés, ravis de la connaître et de l’écouter.

Voici ce que m’a confié un ami qui s’est dévoué pour elle : « Le jour de son arrivée, elle a dîné chez moi. J’habitais au Telemly à l’époque. Puis je l’ai accompagnée chez une parente dans Alger. Je ne me souviens pas de l’endroit. Dès le lendemain, avec Saïd Sadi notamment, nous avons commencé à agir pour la faire programmer puisque le directeur de la culture qui travaillait avec Benyahia au Ministère de l’Information avait refusé de la recevoir. Elle lui a téléphoné parce que quand il était lui-même à Paris, il allait, m’a-t-elle dit, manger quelquefois le couscous chez elle le dimanche. Au téléphone, il lui a répondu (je cite les mots la grande diva) : « Taos, à Paris, nous sommes des amis, ici je suis en fonction ! ». Elle fut outrée.

J’ai essayé en vain d’avoir un feu vert au niveau de Moussaoui, qui était Secrétaire Général du ministère, grâce à Claudine Chaulet qui me l’a présenté. Puis j’ai accompagné Taos chez Lamine Bechichi, sous-directeur de la musique. Il nous a dit que malheureusement la programmation ne relevait pas de lui. Elle a réagi avec colère !Finalement elle a pu avoir une entrevue avec le ministre Benyahia, je ne sais pas comment ni grâce à qui. Il lui a dit : « choisissez le spectacle qui vous plaît, vous serez au premier rang ». Ce qui l’a rendue plus furieuse encore. Heureusement que les étudiants ont pu dégager un amphi à la cité universitaire de Ben Aknoun. Ils nous ont invités avec Mammeri. La soirée a été un peu réconfortante surtout qu’il y avait Cherif Kheddam.

Au total, Said Sadi connaissait Mourad Castel, le Secrétaire Général du Ministère de l’Industrie. Par lui, il a appris que c’est Boumediene qui a dit à Benyahia : « dans le Festival, je ne veux pas un mot de kabyle ». Elle m’a dit au dîner : « Mon ami, rappelle-toi : pour notre langue il y aura du sang ! » Elle avait un pressentiment qui s’est malheureusement concrétisé, surtout en 2001, lors du printemps noir.

Notre rencontre

Cet ami l’a informée qu’il me connaissait et que j’étais de la famille de sa mère (At Mansour). Elle fut agréablement surprise et a manifesté son souhait de faire ma connaissance. C’est ainsi que je l’ai invitée chez moi.

Entre nous le courant est très vite passé. Comment pouvait-il en être autrement ? J’étais à l’affut de tout ce qui pouvait redorer le blason de notre culture. Mon épouse et moi adorions ses chants dont nous avions le disque. Le livre de sa mère, Fadhma At Mansour, « Histoire de ma vie » nous a marqués par sa profondeur et son authenticité. Je connaissais ses ouvrages consacrés à la culture kabyle, son engagement pour la création et le fonctionnement de l’Académie Berbère…

Elle m’a raconté l’échec de ses démarches auprès des ministres. Ces derniers ont reconnu la bévue mais ont avoué qu’ils ne pouvaient rien. Personne n’avait l’audace de contrarier les ordres de Boumediène (elle l’appelait Boukherrouba, usant de son vrai nom). Inutile de préciser que, loin de s’attendre à un rejet de sa participation, elle était anéantie devant tant d’hypocrisie et de lâcheté des responsables politiques.

Elle m’a offert un exemplaire du livre de son frère Jean : « Chants berbères de Kabylie », livre édité à Tunis en 1936. Elle m’a dédicacé ces poèmes les qualifiant de « gloire de notre Djudjura ». Ce livre de Jean Amrouche est un événement littéraire majeur car il rend hommage aux « poètes clairchantants, hommes et femmes de Kabylie, afin que si leurs noms sont tombés dans l’oubli, leurs œuvres restent dans la mémoire des hommes ». Dans l’introduction du livre, Jean Amrouche rend un hommage exceptionnel à sa mère, usant d’une langue poétique, émouvante, chargée de sens.

Un pèlerinage

Taos m’a demandé de l’emmener, en pèlerinage, dans notre village, Tizi-Hibel, lieu de naissance de sa mère Fadhma. Elle m’a donné le nom que les bureaux arabes, en 1871, ont attribué à sa mère : Ouadi. La famille At Mansour s’est, en effet, transformée en 9 noms élaborés par ces agents de la colonisation française de manière à pouvoir les transcrire en arabe ! Ces agents ont procédé de même pour les noms de lieux. Ils ont ainsi ajouté un H à celui de notre village qui, en réalité, devrait s ‘écrire Tizi Ibel. La colonisation française a, en quelque sorte, favorisé l’arabisation des noms de la Kabylie. Nous y sommes toujours englués.

J’ai informé ma mère de mon projet d’emmener Taos au village, persuadé qu’elle m’approuverait. Il n’en fut rien, loin de là. J’avais oublié la tradition « tabenâamets » des différends familiaux et du point d’honneur à garder le ressentiment. J’ai raconté à Taos l’origine du différend, et lui ai recommandé de ne pas dire que c’est moi qui l’ai emmenée au village, ce qu’elle a scrupuleusement observée. Les gens auraient été choqués que j’ai pu oublier l’objet de la rancœur.

A l’aller, elle m’a beaucoup parlé de son frère Jean, mort en 1962, et auquel elle vouait une grande admiration. Il avait joué un rôle précieux dans les négociations entre la France et le GPRA pour aboutir au cessez-le-feu. Elle craignait que ses écrits inédits se perdent, ne soient pas publiés par ses héritiers…

Elle m’a dit comment les chants berbères ont séduit le peintre Bourdil qui est devenu son époux. Cela se passait en Espagne lors d’un récital de musique berbère.On a fait une halte à Tizi Ouzou, chez ma sœur Chabha qui l’a très bien reçue. Mais l’atmosphère n’était pas à la fête. Taos a quand même fait entendre sa voix magnifique de chanteuse d’opéra. Au village elle est allée chez une cousine qui habite près de la place des musiciens (taqaats ideballen). Au moment de la quitter, il y avait beaucoup d’émotion de part et d’autre. C’étaient, hélas, des adieux…Au retour, elle était silencieuse, pensive, fredonnant toutefois certains airs.

A l’époque, on traversait la ville de Thénia (Ménerville) située sur une colline. Au milieu de la côte avant la ville, ma voiture est tombée en panne. J’étais très ennuyé. Malédiction maternelle ? Taos est restée sereine.

Je suis allé à pied en ville. C’était un dimanche et tout était fermé sauf les cafés. Je suis entré dans l’un et ai demandé au garçon s’il connaissait un mécanicien. Il m’a montré un des clients qui jouait au domino. J’ai attendu la fin de la partie, puis l’homme m’a raccompagné jusqu’à la voiture où nous attendait Taos. Il m’a dépanné rapidement. Miracle ! Ma mère m’avait sans doute pardonné.

Une conférence improvisée

Une conférence est organisée à Ben Aknoun par des étudiants kabyles militants. J’y suis allé accompagné de mon épouse. Un jeune homme était assis à côté de Taos sur la tribune. J’ai su plus tard que c’était Chérif Kheddam. Taos n’a pas chanté. Elle a surtout raconté son itinéraire de la Kabylie à la Tunisie, de la Tunisie à la France. Chérif Kheddam, par contre, a fait entendre une belle mélodie, à la fin de la conférence. Taos l’a félicité.

Contrairement à certains témoignages que j’ai entendus, affirmant le succès de cette conférence, j’en ai gardé, quant à moi, un souvenir amer en raison de l’attitude de l’auditoire. A cette époque les étudiants kabyles étaient minoritaires. L’assistance nombreuse était constituée d’arabophones peu enclins à apprécier la culture berbère. De sorte que l’on sentait dans la salle des manifestations hostiles chaque fois que Taos parlait de la Kabylie. Elle s’en est bien rendue compte puisque, à un moment donné, elle a dit « j’ai passé le certificat d’études en arabe à Tunis » comme pour montrer son esprit d’ouverture.

Du fond de la salle, on a entendu quelqu’un la qualifier de « rénégate ! ». Il s’est sauvé. Il a été poursuivi par des étudiants kabyles. Taos, interloquée, est restée muette, un moment, puis a retrouvé sa sérénité.

Un retour stressant

L’autre événement que je voudrais rapporter c’est son retour en France, à l’issue de cette visite pour le moins éprouvante. Je ne sais plus qui l’a emmenée à l’aéroport, mais je sais qui l’a ramenée, c’est mon épouse. J’étais, en effet, au travail quand Taos a appelé chez moi : « au secours, on m’empêche d’embarquer ! ».

Dans ces années-là, on voyageait sans formalités précises entre la France et l’Algérie. Tous les abus étaient possibles, c’est ce qui s’est passé. Taos a exhibé au contrôle sa carte d’identité algérienne, convaincue d’être ainsi respectée. Ce fut le contraire. On lui a demandé quel était l’objet de son départ et qu’allait-elle faire en France. Elle a dit qu’elle travaillait à Radio France. Mais n’ayant sur elle aucun justificatif, on l’a refoulée sans pitié.

Au retour de l’aéroport, un motard a suivi la voiture et a fait signe de s’arrêter. Taos est devenue blême : « on va m’arrêter ! ». Il a dit à mon épouse qu’elle roulait trop vite et les a laissées repartir. Plus de peur que de mal ; ce motard a voulu faire du zèle à cette époque où les conductrices sont rares.

Arrivée à la maison, Taos s’est accrochée au téléphone pour tenter de contacter Redha Malek. Elle y est parvenue après de nombreuses tentatives compte tenu de l’état défaillant du réseau. Celui-ci a demandé au Ministère des Affaires Etrangères d’intervenir pour faciliter le départ de Taos. C’est effectivement ce ministère qui a chargé un de ses cadres d’accompagner Taos à l’aéroport et de lui assurer le retour en France.Il est clair qu’elle n’a plus eu envie de revenir en Algérie. Ce fut effectivement sa dernière visite.

Je l’ai revue à Paris lors d’un court séjour de travail. Elle m’a emmené dans une galerie de peinture où sa fille, Laurence Bourdil, exposait ses tableaux. Je me souviens d’une toile dédiée à Krim Belkacem dont elle stigmatisait l’assassinat. Les nouvelles générations prennent la relève.Nous avons gardé le lien tissé lors de cette rencontre. On a échangé du courrier, mais pas longtemps, hélas, car sa terrible maladie s’est déclarée et a bouleversé son existence.

Elle nous a quittés en 1973 à l’âge de 63 ans.

Karim Achab
SIWEL 051030 AVR 21