La Kabylie, la solidarité agissante, le vivre ensemble et le développement durable

La Kabylie, du développement moderne de l’homme archaïque au développement archaïque de l’homme moderne

Par Mohamed-Amokrane ZORELI

Faculté des Sciences Economiques, Commerciales et des Science de Gestion

de l’Université de Bejaia, Algérie

Résumé

Partant du constat qu’en Kabylie, la réalisation du développement non durable est un fait de société, nous avons combiné la démarche « d’analyse socio-historique des pratiques sociales dans leur mouvement historique et dans leur créativité activée par les conflits » (Stoessel-Ritz, 2008) avec la méthode historique d’Eliade (1969) reposant sur la distinction entre l’homme archaïque et l’homme moderne. Elle nous a permis de comprendre que, dans ce contexte territorial, c’est l’homme prédateur, ne connaissant ni son histoire ni ses mythes, qui a, en pratiquant l’usage privatif du bien public, développé le mal développement. Il en découle que la revitalisation ou la recréation de cadres de vie et d’action collectives, ayant comme principes prégnants la solidarité agissante, le vivre ensemble et le développement durable, est vitale pour renouer avec la logique historique de développement humain et durable.

Mots clés : Action collective, cadre de vie, développement local, solidarité

Si jusqu’à une période récente, l’enjeu, à plus d’un titre justifié, était, pour les pays sous-développés, de réaliser la croissance, facteur clé garantissant la marche vers le rattrapage des pays développés en matière de niveau d’industrialisation, désormais, les mutations socio-économiques exigent que les objectifs d’industrialisation et de croissance se fassent à n’importe quel prix. Cela se répercute fatalement d’une façon négative dans le long terme sur le développement territorial : celui-ci renvoie de moins en moins aux aspects quantitatifs (quantité de la production intérieure brute, quantité des infrastructures réalisées, nombre ou pourcentage d’enfants scolarisés, nombre d’emploi créés, taux de croissance) mais de plus en plus aux dimensions qualitatives (qualité des infrastructures, niveau et qualité de vie, qualité de la formation, droits au travail, qualité de l’environnement et du cadre de vie, démocratie participative) (Legouté, 2001). Ceci est tellement vrai qu’aujourd’hui, dans les discours scientifiques comme dans les discours communs, on parle de ville écologique, d’agriculture, d’habitat et de développement rural durables (Mathieu, 1989, 2005, 2006) ainsi que de territoire intelligent (Marcon et Moinet, 2006) pour désigner un modèle référentiel de développement durable et global qui se réalise par et pour les acteurs locaux. Il tombe sous le sens que le développement durable, dans son sens le plus complet, c’est-à-dire intégrant le passé, le présent et le futur ; le matériel et l’immatériel ; l’humain, l’écologique et le patrimonial (Mathieu, 2006), est en croisement avec la logique solidaire ou communautaire. C’est pour cela que, comme l’a justement signalé Stoessel-Ritz, « il revient aux acteurs de l’économie sociale et solidaire de marquer les pages d’une nouvelle économie politique, celle du développement durable » (2008) ; ceci parce que ce type de développement se situe aux antipodes du principe individualisme-utilitarisme du néolibéralisme. Il a une dimension éthique (Ponsart-Ponsart, 2009, p. 15) et se réalise surtout par la conscience collective de l’importance de l’engagement désintéressé, sinon intéressé par l’intérêt collectif, intergénérationnel et multidimensionnel (Zoreli, 2010).

Dans le contexte de la Kabylie en Algérie, non seulement c’est le développement non durable qui est privilégié et réalisé par les différents acteurs locaux, mais c’est également une certaine forme de pessimisme voire-même de défaitisme qui règne lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’opérationnalité du développement durable au niveau local (Zoreli, 2010). Cette assertion qui, pour les accoutumés de ce territoire, est de l’ordre du constat, peut être étayée par les faits temporairement et spatialement très répandus: l’homme d’allure très moderne (ayant un statut distingué, des habits dorés et un carrosse très prisé) est l’auteur régulier de comportements moralement et civiquement archaïques, tel que le jet des ordures n’importe où, sous le regard indifférent de tous et sans égard à l’autre et à l’environnement. Dans cette situation, ce serait, nous semble-t-il, l’élite, plus précisément les chercheurs qui sont interpellés en premier chef pour « prendre conscience, toujours avec plus de rigueur, de leur situation historique » (Eliade, 1969, p. 13) afin de tenter de trouver des solutions spatialement fiables et temporellement viables.

Etant donné qu’en Kabylie, la réalisation du développement non durable ne relève pas de la seule responsabilité des entreprises – c’est un fait de société, précisément celui de la génération postindépendance – il nous importe de comprendre pourquoi, dans ce contexte territorial, l’homme traditionnel a plus et mieux réalisé le développement durable par la solidarité agissante que l’homme moderne par sa supposée rationalité comportementale. Pour ce faire, nous mobiliserons deux démarches, « l’analyse sociohistorique des pratiques sociales dans leur mouvement historique et dans leur créativité activée par les conflits » de Stoessel-Ritz (2008) et la méthode historique d’Eliade (1969).

L’homme archaïque au développement moderne

Nonobstant l’état de misère qui y régnât durant la période de colonisation turque et française (Camus, 2005) et les premières décennies de la période postindépendance, l’homme traditionnel de la kabylie, à l’instar des autres sociétés, abusivement qualifiées d’archaïques, a réalisé le développement durable bien longtemps avant sa conceptualisation théorique et, à la différence des multiples sociétés ayant été transformées à partir de l’aube de la révolution industrielle par le processus d’industrialisation intrinsèque, dans la société kabyle. En effet, les valeurs traditionnelles y ont survécu en tant qu’éléments dominants durant plusieurs années après l’indépendance, près de vingt et cinq ans. Aussi, le phénomène de développement non-durable a été retardé dans sa manifestation pratique relativement aux territoires ayant précocement engagés le processus d’industrialisation par l’initiative de l’Etat et/ou de l’agent économique privé. Ceci peut être illustré par l’observation de plusieurs dimensions pratiques du développement durable de la société kabyle traditionnelle, à savoir l’habitat durable, le travail solidaire, la sacralisation de la nature, la bonne gouvernance et la démocratie participative, la régulation solidaire, la construction d’un capital social et le commerce équitable.

De l’habitat durable

Pour répondre au besoin primaire de se loger, l’homme kabyle traditionnel mobilise comme matériaux des éléments de la nature (terre, bois, pierre, argile, chaux, etc.) biodégradables et, surtout, non nuisibles à l’environnement. Ceci n’est pas la seule qualité de ces constructions, étant donné qu’elles sont faites de murs en terre et pierres relativement épais, ces derniers constituent des isolants naturels efficaces du froid et de la chaleur, ils permettent notamment de réduire la nécessité pour l’homme de recourir à des outils de régulation de la chaleur, sources de pollution, comme le charbon et le gaz. Enfin, les maisons traditionnelles constituent, par leur taille, leur architecture et leur agencement, un ensemble inséré harmonieusement dans l’environnement naturel et physique de la région.

La valeur travail, le travail solidaire et les générations futures

Les intellectuels français témoins des premières expéditions françaises en Kabylie ont décrit le peuple de cette région comme étant brave et travailleur : « en Kabylie nous découvrons la sainte loi du travail obéie », disait Daumas (2010, p. 90). Dans le passé, la première source de revenu en Kabylie fût la terre. Le kabyle la travaillait au cours de toute l’année avec acharnement mais non sans beaucoup d’amour. Le choix sociétal de la petite propriété est un facteur qui a permis d’éviter la concentration de la propriété foncière et, partant de là, le monopole sur la production agricole locale (chaque membre socialement responsable d’une famille a la garantie d’avoir une parcelle de terre à travailler pour nourrir les siens). Les générations futures sont loin d’être oubliées ou négligées. En effet, en instituant le principe d’exhérédation de la femme mariée et en sacralisant le principe moral d’incessibilité et d’inaliénabilité de la propriété terrienne (héritée des ancêtres), c’est à ces générations que l’on pensait pour leur assurer l’héritage d’une propriété terrienne, source principale de vie.

Le travail s’y réalise concrètement en recourant à la logique d’entraide et de solidarité sociale : les travaux réguliers se font par la réunion de toutes les forces de travail de la famille (femmes, hommes et jeunes), le recours à la division du travail selon les prédispositions naturelles, les compétences et l’expérience de chacun et à l’entraide selon les circonstances. En effet, dans les situations particulières nécessitant des forces de travail dépassant les capacités de la famille, les autres familles du village sont toujours prédisposées à venir en la circonstance assister celle qui est dans le besoin. Il s’agit d’une norme sociale fondée sur le principe de réciprocité considérant que chacune des familles est susceptible de solliciter l’aide des autres et du principe de solidarité désintéressée, selon lequel un bon citoyen doit toujours manifesté sa disponible à aider l’autre.

La nature et les produits et éléments de la nature sacralisés

Parce que la terre pour le Kabyle traditionnel est la source de vie (agriculture et chasse) (Zoreli, 2006), il l’a sacralisée14 en lui concevant une âme sensible et un pouvoir extra-humain (Genévois, 1969 (III)). Cette sacralisation a concerné aussi les principaux éléments de la terre, à savoir les arbres et les sources d’eau. La sacralisation en question a fini par instituer des croyances protégeant la nature des méfaits de l’homme15, telles qu’on ne peut rester impuni du mal qu’on fait subir aux éléments de nature, que la chose la plus déshonorante qu’on puisse vivre est de négliger sa propriété terrienne, de laisser l’autre la dégrader ou de ne pas la conserver, l’entretenir et la travailler. Ceci est tellement ancré dans la société que, durant ces dernières décennies, les travaux d’ouverture des routes pour des raisons de désenclavement et d’assainissement ont, partout en Kabylie, rencontré des résistances de la part des villageois, pourtant bénéficiaires des projets, en vue de protéger leurs oliviers, figuiers ou sources d’eau potable. C’est parce que, dans un passé récent, « le Berbère sait respecter l’arbre, conserver ses troupeaux avec des étables pour les abriter ; et à défaut de fourrage, il récolte les feuilles de frêne » pour le faire bien nourrir (Ageron, 2010, p. 19), que nous considérons que la société kabyle traditionnelle a construit un système harmonieux pour le développement durable combinant l’homme, la terre et les éléments de son environnement naturel (l’animal et le végétal).

L’assemblée du village (tajemaât) : cadre de bonne gouvernance et de démocratie inclusive

Dans la Kabylie traditionnelle, l’assemblée du village est la structure sociopolitique qui, par la représentativité de tous ses membres, le traitement séquentiel de toutes les questions ayant trait aux problèmes qui sont encore non résolus dans le village, le droit d’intervention et de participation aux débats accordé à tous les membres présents et la délibération sur la base du principe de consensus général (Zoreli, 2009), permet de réaliser la démocratie participative. C’est avec raison qu’Albert Camus a désigné cette région – ayant des comités de village où « chacun a la parole, chacun est écouté quel que soit sa classe » (Daumas, 2010, p. 68) – de Grèce antique en haillon (Camus, 2005). Dans la réalité, il est vrai que, comme le faisait remarquer K. Lacoste-Dujardin (2002), même si chaque présent à l’assemblée a voix au chapitre, les voix, n’ont pas le même poids, l’explication qu’elle donne n’est cependant pas tout à fait juste, dans la mesure où ce n’est pas seulement la rhétorique ou la force du langage qui fait qu’on soit plus écouté, mais aussi et surtout, la capacité de prédiction, de prévision, de trouver des solutions idoines aux problèmes posés, en somme la détention d’un capital savoir pratique, « tamusni », qui, substantiellement, renvoi à l’expérience dans la vie pratique sanctionnée au plan personnel comme au niveau du groupe d’appartenance par des succès avérés. Le savoir en tant que « science du discours » (Lacoste-Dujardin, 2002) n’est qu’un agrément qu’acquiert le détenteur d’un savoir pratique par l’expérience ; la preuve en est que, lorsque on a rien à faire valoir de positif sur le plan « expérience pratique », le beau discours n’est d’aucune utilité pour convaincre l’auditoire, à commencer par les membre de son propre clan. C’est cela qui nous permet justement de qualifier cette assemblée de cadre de réalisation de la bonne gouvernance.

La régulation solidaire pour une société humanisée

La régulation solidaire est un outil savamment mis en place par les structures villageoises kabyles en vue d’instaurer l’égalité sociale et l’économie de la fraternité et de faire en sorte que, en ce qui concerne le partage des biens et des relations sociales, personne ne soit oublié dans cette société ayant instauré un nombre impressionnant « d’usage où respirent l’égalité, la fraternité et la commisération chrétiennes » (Daumas, 2010, p. 90). Parmi les différents outils de régulation solidaire, on peut citer, « Timechret » et « Taouzaât », qui sont deux rituels permettant la réaffirmation de la sacralité des principes d’égalité et de fraternité au niveau du village face à la destinée commune. La première, qui se réalise en moyenne deux fois par an, consiste à faire le sacrifice de moutons ou de boeufs et à répartir les morceaux de viande auprès des différents membres de la communauté. On veille scrupuleusement à ce que, dans le processus de réalisation, chaque maison apporte selon ses capacités (force de travail et/ou organisation et/ou argent), c’est le principe d’efficacité dans le travail, et, dans le processus de répartition, chacun va obtenir la part qui lui revient (répartition de la viande en portions, chacune devant contenir la même quantité de bonne viande et de déchets, le nombre de portions qui confère un droit au représentant d’une maison, est proportionnel au nombre des membres de sa famille), il s’agit ici du principe d’équité. La deuxième, qui est relativement moins courante parce que plus couteuse, consiste, en plus du sacrifice de bêtes, à préparer sur une place publique appropriée, avec l’aide de femmes du village, un repas collectif (couscous aux légumes et viande) que partagent égalitairement et fraternellement les villageois présents, les restes étant répartis auprès des nécessiteux. Dans les deux cas, la répartition est toujours précédée d’une prière faite aux dieux en invoquant leurs bienfaits et en implorant leur protection. Un autre exemple de cette solidarité fait suite au décès d’un des membres de la collectivité, une famille endeuillée mobilise l’ensemble des affaires du défunt qui sont toujours en bon état d’utilisation pour les confier à un nécessiteux. Le principe officiel de réalisation de ce don est que, dans l’au-delà, le défunt ne pourra faire usage que des outils offerts comme don en son nom dans la vie. Ce principe permet aux nécessiteux de bénéficier de ces outils sans que lui et sa famille ne subissent la honte d’être des assistés ; au contraire, en contribuant à l’accomplissement de ce principe par l’acceptation du don, le bénéficiaire va gagner en mérite et estime dans sa société.

Enfin, en soulignant qu’après le travail de collecte de la récolte agricole, une partie de celle-ci est mise de côté par toutes les familles pour être attribuée au nécessiteux (non comme assistance, mais comme dette payée à la divinité de la récolte ou de la fertilité). Cette logique d’égalité, de fraternité et de solidarité fait que « les tourments de la faim et le vagabondage restent ignorés des Kabyles », et ce même pendant les périodes difficiles de colonisation (Daumas, 2010, p. 75).

Du principe de fusion sociale ou la construction d’un capital sociale

Ayant observé deux contextes extrêmes, à savoir celui où la région de Kabylie fut en relation conflictuelle avec l’ennemi commun externe, ici la société fait converger tous ses moyens en mettant de côté toutes les dissensions, et la période de trêve avec l’ennemi extérieur, dans ce cas les relations inter-familles, inter-clans, inter-villages ou inter-tribus sont souvent chargées de tensions et de conflits, et comme dans la relation de la région avec l’ennemi externe, la période de trêve est, en termes de durée, largement supérieure à la période de conflit, on pourrait en conclure qu’en Kabylie, la tendance à la scission est plus prégnante que la tendance à la fusion. Deux arguments principaux plaident contre ce résultat. Le premier renvoie à la période d’observation des dissensions internes, elle correspond à la période de colonisation française et, à un moindre degré, à la période turque où les pressions et répressions sociales et économiques subies par les locaux furent d’une telle intensité que des conflits internes répétitifs pour la survie, étaient humainement, inévitables. Le deuxième est lié à la structure sociale elle-même, notamment lorsque le système de valeurs est établi pour le maintien de la cohésion sociale. Ainsi, l’éducation est consacrée à la diffusion et à la valorisation des principes de cohésion sociale : pour un enfant et un adolescent, le frère du père est désigné comme père, symbole de protection, le fils du frère du père est appelé frère, le voisin relativement plus âgé est désigné oncle ; pour une personne quelconque, l’homme appartenant au village ou à la tribut d’origine de la mère est désigné oncle, et vice-versa… Ainsi, toutes les personnes d’un village donné vont désigner le fils de la fille du village de cousin.

Cette règle d’appellation s’est établie de la même façon dans le système langagier féminin. Le souci de la stabilité et de la cohésion « durables » a poussé les membres, masculin ou féminin, à chercher, dans le cadre de chaque nouvelle rencontre avec l’autre, à repérer une relation familiale, sanguine, amicale, aussi lointaine soit-elle, qui puisse leur permettre d’élargir leur cadre social de confiance et d’entraide mutuelles. Ceci nous montre la prise de conscience collective de l’importance d’un lien relationnel pour la construction et la consolidation d’un capital social.

La spécialisation de la production et le commerce équitable

Les villages de Kabylie avaient, jusqu’aux années 1980, une spécialisation de leur production leur permettant d’avoir une complémentarité et une interdépendance : à titre illustratif, on a la tribu d’Iflicen-Oumellil, spécialisée dans le tissage, la poterie et la fabrication d’armes en fer (thiflisth), le village de Larvaâ -Nath-Irathen et, à un degré moindre celui d’Ath Douala, spécialisés dans la commercialisation de cerises, le village d’Aith-Ouassif avait une spécialisation dans la production de bats d’ânes renommés dans toute la Kabylie, le village d’Izeroudhen spécialisé dans l’élevage et la commercialisation d’ânes, le village d’aith-Ouavane spécialisé dans la culture et la commercialisation du poivre piquant et le village d’Aith-Yanni spécialisé dans la fabrication de bijoux. Cette spécialisation a permis la création d’une situation d’interdépendance favorisant l’inter-échange qui, dans ce contexte, s’est réalisé sous forme de commerce équitable entre villages. Ainsi, vendre et acheter sur le marché ne sont pas liés à la notion de profit, mais déterminés par la valeur intrinsèque des choses échangées.

L’homme moderne au développement archaïque

Depuis pratiquement la fin des années 1980, on est entrée en Kabylie dans la phase de domination de l’homme prétendant être moderne qui, sans avoir acquis la culture de la citoyenneté au sens moderne, s’est inscrit en opposition par rapport aux normes et valeurs traditionnelles jugées vétustes. Paradoxalement, la croissance exponentielle du pouvoir d’influence et de décision de celui-ci dans la société a été accompagnée de la croissance dans les mêmes proportions de la dégradation du cadre de vie et de l’environnement.

Bien entendu, l’Algérie postindépendance a enregistré à son actif des réalisations importantes, à savoir la généralisation progressive d’un enseignement quasi-gratuit,

la réalisation d’infrastructures économiques, socioculturelles et de transport importantes et la formation d’un système administratif et juridique plus au moins global. Cependant, dans la durée, la dimension quantitative et la dimension qualitative ont, sur tous ses plans, connu dans leur évolution une très forte corrélation négative. Si ce constat relève du sens commun, la raison invoquée et reprise à chaque circonstance n’est pas, nous semble-t-il, la plus appropriée ; en ce sens que la dimension quantitative se fait au détriment de la dimension qualitative.

Le facteur explicatif principal de cette réalité est le mouvement de fond dans la société qui – à l’inverse de celui qui, dans les territoires des pays développés, a préparé, maturé et consolidé les éléments de changement – a masqué, protégé et perpétué les structures de domination sociale pour leur reproduction sous d’autres formes tout en figeant les rapports de pouvoir et de force. Plus précisément, il s’agit du processus historique au cours duquel la notabilité locale de type religieux, en l’occurrence la structure sociale maraboutique a pu se maintenir comme entité de prise de décision officielle ou d’influence de celle-ci (Lacheraf, 1988) en allant investir en force les centres décisionnels et de domination sociale des principales époques distinctes de la région, avec, durant chaque phase, le même objectif, socialement négatif, à savoir s’imposer, sinon comme décideur, du moins comme interlocuteur incontournable des centres de décision en fonction exclusivement de ses propres intérêts et, très souvent, en sapant les tentatives sociales de progrès et d’innovation : position religieuse durant la période turque (Gaid, 1991), position politique et religieuse durant la période française 16 et position administrative, politique, scientifique et économique après l’indépendance. Nous allons nous limiter dans ce qui suit à la présentation des logiques ayant présidé au choix de positionnement de cette structure sociale durant la phase postindépendance.

La position administrative

Dans les systèmes bureaucratiques, l’administration est un lieu de pouvoir dans la société. Dans le cas de la Kabylie, il y a trois raisons essentielles qui font que les postes administratifs sont convoités et parfois font objet de luttes féroces entre groupes sociaux. Le premier est lié au fait que de lourdes formalités et procédures administratives conditionnent toute initiative et entreprise de nature sociale, économique, culturelle ou politique. En effet, la position administrative permet de favoriser ou de freiner les initiatives selon les affinités, l’appartenance sociale et, depuis le passage à la logique libérale, le niveau de disposition du candidat à être corrompu. Le deuxième s’explique par la reproduction durant la période postindépendance de la logique développée durant la période turque et perpétuée durant la période française consistant à attribuer des postes administratifs selon le niveau d’allégeance générationnelle au clan dominant et, comme récompense de l’allégeance, de laisser l’agent administratif agir à sa guise. Ceci a provoqué le développement et la généralisation du comportement d’usage privatif de fonctions et de biens publics. Le dernier est lié à la dépendance des pays rentiers en matière d’emploi à l’égard de l’Administration, ce qui est particulièrement vrai pour l’Algérie de la période postindépendance. En Kabylie, le recrutement aux postes administratifs est essentiellement fonction du pouvoir d’influence et du niveau d’allégeance du réseau social d’appartenance du candidat. Comme conséquence à cela, au niveau de la société, celui qui n’a à faire valoir que ses compétences scientifiques et/ou son savoir-faire pratique est considéré comme un élément pitoyable, au plan social largement moins valorisé et considéré que celui qui s’enrichit dans le secteur informel.

La position scientifique

Depuis longtemps s’est installée dans la société kabyle l’idée que le système de formation local est, relativement aux autres régions du pays, de qualité supérieure. Les études d’évaluation des performances des universités africaines ou mondiales des dernières années ont montré qu’il n’en est rien (en Algérie même, les universités de la Kabylie ne sont pas les mieux classées). Ceci peut être expliqué de la manière suivante:

– Du côté des étudiants, le niveau scientifique n’est pas déterminant dans le processus  de recrutement professionnel (les familles influentes informent leurs enfants, avant même qu’ils commencent leur parcours universitaire, qu’un poste de travail important leur est réservé, pourvu qu’ils arrivent à arracher un diplôme), on demande et on essaye d’avoir par tous les moyesn sauf par l’effort scientifique les notes pour avoir le diplôme, les compétences étant pour eux de la non-valeur et sans utilité dans leur vie pratique.

– Du côté de l’administration, avec la saturation des infrastructures, la priorité est de gérer les effectifs en poussant les flux vers la sortie.

– Enfin, du côté des enseignants et de l’enseignement, la période de colonisation française et la phase postindépendance ont fait que l’influence de la formation scolaire s’est substituée à l’influence de la formation religieuse. Ainsi, la classe maraboutique s’est déplacée en masse des confréries vers les structures de formation et de recherche, notamment les structures universitaires (une enquête de terrain a montré qu’à Tizi-Ouzou comme à Bejaia, la composante du corps enseignant est dans sa quasi-totalité d’origine maraboutique). Etant venu à l’université pour une considération utilitaire de perpétuation et de consolidation de pouvoir et d’influence plutôt que pour une question de vocation – l’enseignant, plutôt que de chercher à devenir un grand professeur, cherche à occuper un poste administratif, source de pouvoir (Henni, 1993)- par conséquent n’ayant pas fait de rupture avec les méthodes confrériques d’enseignement, ces enseignants utilisent dans leur discours et diffusent de leur chaire le dogmatisme et la mémorisation sans discernement plutôt que l’esprit critique et la curiosité scientifique.

La position économique

Après l’indépendance du pays, la dimension économique est très vite devenue un champ de jeux et d’enjeux importants pour perpétuer ou consolider son pouvoir d’influence. Pour comprendre cette évolution, il y a lieu de faire la distinction entre deux périodes principales, à savoir la période du socialisme et celle du capitalisme. La première période est caractérisée par une économie dirigée basée sur les entreprises publiques avec, à la marge, un secteur privé limité dans sa dimension et son champ d’action. Ces deux perspectives ont été exploitées efficacement pour servir des intérêts personnels de la structure sociale qui avait pris conscience des rapports de domination. Dans le premier cas, cette structure a investi le secteur privé pour bénéficier à grande échelle des mesures publiques de soutien des prix des produits et matières premières importés : à titre d’exemple, une pâtisserie ou une boulangerie utilisait comme matières premières de la farine, du sucre et de la semoule importés par l’Etat et cédés presque gratuitement. Dans le second cas, elle a cherché à occuper des postes de responsabilité dans les entreprises publiques pour faire un usage privatif sans limite des biens et fonctions publiques. Ainsi, un responsable d’une entreprise de production de matériaux de construction permettait systématiquement aux membres de son réseau social d’acquérir ses matériaux gratuitement et d’une façon prioritaire. Des travailleurs d’entreprises et régies publiques ont été démobilisés par leurs chefs hiérarchiques pour qu’ils travaillent dans des chantiers privés de ceux-ci. Des responsables des achats et des ventes exerçaient leur fonction sans aucun contrôle à priori ou à postériori, au point que des études réalisées durant les années 2000 pour le regroupement des entrepreneurs locaux par catégories ont fait ressortir une catégorie importante constituée d’entrepreneurs ayant durant la période socialiste occupés des postes de responsabilité dans les entreprises publiques (Oussalem, 2002). La deuxième période, qui a succédé à la première durant le début des années 1990, se caractérise, au plan économique, par un processus de substitution du secteur privé au secteur public. La sphère économique privée étant très dépendante du politique et de l’administratif, les acteurs de celle-ci, constituant dans leur majorité le groupe dominant des phases précédentes ayant fait une conversion à la sphère de l’économie de marché, se maintiennent dans la durée en érigeant des barrières à l’entrée de type administratif et, surtout, en gardant le monopole d’accès aux marchés publics et aux prêts bancaires.

Conclusion

L’observation et l’étude de la Kabylie, site d’histoire et de vie humaine, permettent de comprendre pourquoi le développement durable y a été réalisé par l’homme archaïque et non pas par l’homme moderne. Dans ce contexte territorial, le prétendu homme moderne se comporte généralement comme un prédateur. Ne connaissant ni son histoire ni ses mythes, ce dernier revendique l’usage privatif du bien public et la personnalisation de la fonction publique (théoriquement impersonnelle). Ces deux ingrédients sont à l’origine du « mal développement ». De ce fait, la revitalisation ou la recréation de cadres de vie et d’action collectives, ayant comme principes prégnants la solidarité agissante, la reconnaissance et la valorisation de l’espace et du bien collectifs ou publics, l’apprentissage du vivre ensemble, de la sociabilité, la valorisation et l’entretien du capital social et de l’engagement désintéressé dans des projets d’intérêt collectif, sont nécessaires si on veut remédier efficacement à la situation actuelle de dégradation avancée du cadre de vie et de l’environnement et, par la même, réaliser un idéal type « développement durable au niveau local ».

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Article repris avec l’aimable autorisation de Mass Mohamed-Amokrane ZORELI
SIWEL 152202 May 17 UTC

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