La définition de « l’intellectuel » selon l’algérien A. Mazouni et le kabyle M. Mammeri

ANALYSE (SIWEL) —  En kabylie ce mois de mars 2017 a été riche en interdictions. Et ciel ! quelles interdictions ? Des conférences/débats autour d’essais et de livres que devaient animer Younès Adli, Larbi Yahioun, Kamel Daoud et Karim Akouche.

Non rien moins que ça. C’est à une véritable chasse à l’Intelligence et à la Lumière que s’est livré ce « pouvoir mafieux inculte » pour délit de diffusion du Savoir. Là où des pays civilisés et de droit accueillent avec déférence les intellectuels venus diffuser le Savoir et la Culture, dans ce pays qu’on appelle Algérie on les interpelle et on leur interdit de communiquer en Kabylie avec les Kabyles avides de connaissances et de savoir. Cette répression et ces interdictions envers des hommes de culture et de savoir ont soulevé une immense condamnation et une profonde indignation en Kabylie.
Pourtant, dans ce pays certains intellectuels ont toutes les facilités et sont pour certains très médiatisés.

Pourquoi donc ce deux poids deux mesures ?

Cette question nous renvoie forcément à la définition de l’intellectuel.

Du rôle qu’il entend jouer dans ce pays appelé Algérie, de la fonction d’analyse et de critique qu’il exerce et de la pensée qu’il émet, nous allons essayer de voir ce qu’est un intellectuel dans ce pays.
Pour Jacques Leenhardt (1) : « Est intellectuel n’importe quelle personne ou groupe apprenant à chercher des significations d’approfondissement de la réalité quotidienne indiquant un horizon d’idées nouvelles, problématisant et questionnant les finalités de l’action politique ». Son rôle : « Il doit montrer les limites et les mensonges d’un certain mode de vie et en même temps, créer l’espace pour d’autres formes associatives dans lesquelles seront accueillies les capacités d’analyse de ce qui existe et comme celles de projeter ce qui n’existe pas ».

La définition que donne J. Leenhardt et qui résume en grande partie la notion d’intellectuel servira ici de référence comparative.

De prime abord, il faut relever que, dans ce pays, le cursus scolaire et universitaire est assez particulier.

Pour J.Leenhardt, l’intellectuel de ce pays est soit le produit d’une « école Française » soit d’une « école arabe » et rarement les deux à la fois… Et l’hétérogénéité se combine en la dichotomie linguistique arabe/français mais aussi en la langue maternelle « arabe dialectal » ou Brebère (comprendre le Kabyle en général).

Deux langues, Français et Arabe, deux mondes opposés culturellement, politiquement et qui renvoient à des sensibilités et des conceptions sociétales à mille lieux l’une de l’autre.

Les intellectuels arabophones

Pour Bruno Etienne (2) « Les intellectuels formés en langue arabe viennent des medersas et des écoles privées de l’association des oulémas. Leur cursus universitaire dans les universités arabes du Caire, Tunis et pour certains de Casablanca ainsi que la nature de leurs études (droit musulman, théologie islamique, littérature arabe…) que sur les sciences et les techniques, domaines de la modernité véhiculée par l’occident ; l’environnement médiéval dont ils sont issus expliquent pleinement la vision et la conception traditionnelles qu’ils ont de la société algérienne. Ces intellectuels rejettent l’occident car il est pour eux le symbole de l’humiliation et de la spoliation ainsi que de l’injustice et de l’hédonisme image de décadence de l’être humain « ici-bas »

Les intellectuels francophones

Pour B.Etienne « Les intellectuels algériens issus des écoles Normales françaises en Algérie et pour certains des grandes écoles de la « métropole » ont été au contact direct et permanent avec la modernité qu’ils ont intériorisés sans toutefois l’appliquer dans ses moindres détails lorsqu’ils sont cadres de l’état. Leur conception de la société algérienne est moderne, une Algérie acquise aux sciences, aux technologies de pointe et ouverte sur le monde et la créativité ».

Il est important de souligner ici que même si l’étude de Bruno Etienne date des années 70, le schéma dressé dans son analyse reste inchangé. La dichotomie linguistique arabe/français s’est même aggravée et obéit aujourd’hui à des variables sociales. Les algériens d’extraction sociale bourgeoise, aisée et/ou instruite fréquentent les écoles privées qui dispensent un enseignement en langue Française et font leur cursus universitaire en France particulièrement, tandis que les algériens des couches sociales défavorisées sont dans les écoles publiques algériennes arabisées où le taux d’échecs scolaires est très élevé -environ 600 000 élèves quittent ainsi l’école à la fin du cycle primaire- ou vont dans les écoles coraniques ou zaouïas. Il existe aujourd’hui même des crèches et des maternelles coraniques.

Nous constatons, que dans ce pays appelé Algérie il existe deux sortes d’intellectuels, l’un Francophone et l’autre arabophone et cette dichotomie renvoie à deux modes de pensée et à deux imaginaires culturels et à des visions sociétales différents l’un de l’autre.

Comment appréhender cette hétérogénéité et comment ces intellectuels définissent-ils leur rôle dans la société?

L’intellectuel doit-il intervenir dans la politique ? Doit-il être au service du politique ? Quel peut être son engagement vis à vis et du politique et de la société ?

Nous allons examiner les réponses du grand Écrivain Kabyle de langue Française Mouloud Mameri et de celle de Abdellah Mazouni, professeur de langue arabe, ancien étudiant d’El Azhar (Caire) et Sorbonne, et qui a traité du rôle de l’intellectuel dans son livre (3).
En somme quelle notion donnent-ils à l’adjectif intellectuel et comment conçoivent-ils leurs rôles.

Pour Abdellah Mazouni : « l’intellectuel est inséré dans un cadre fonctionnel disposant d’un « programme précis » qu’il doit faire triompher. Organe d’une structure, il apporte son savoir faire et ses connaissances à condition que le gouvernement ne le perturbe pas dans l’accomplissement de la tâche qu’il lui a confié… ». Plus loin sur la question relative à l’autocensure : « je me censure juste ce qu’il faut pour ne pas être condamné au silence… j’essaie d’exister le plus librement possible car je ne peux créer d’un coup toutes les conditions nécessaires dans la liberté totale ». Le paradoxe ici est le reflet de la double contrainte qu’impose son adhésion à un programme étatique et de la nécessite « composer » sa critique.

Sur la question cruciale relative à la Culture Berbère, A. Mazouni plaide pour l’enseignement de la « Berbèrologie » à l’université car, dit-il, il ne faut pas « laisser à d’autres qui le feront, peut être à leur manière, ce qui nous incombe en premier chef… ». Le double souci de A. Mazouni est de prévenir le danger de « la main de l’étranger » (déjà !) et de celui de cantonner la langue Berbère dans le domaine universitaire réservé seulement aux initiés, elle sera ainsi à l’image d’un vestige de l’histoire. La Berbérologie, bien comprise chez cet intellectuel arabophone, est ce moyen de « chosifier » et de « folkloriser » la Culture et la langue Berbère afin de vider de sens toute revendication. Pour A. Mazouni « l’introduire comme matière d’enseignement, à supposer que cela soit possible, n’aboutirait qu’à alourdir des programmes d’enseignements…(Sic) ». A. Mazouni se flatte même de ne pratiquer aucun ostracisme envers l’enseignement du Berbère… et conçoit son rôle en un soutien critique et politique… Il prétend ainsi garder un équilibre pour donner l’image d’un homme « libre »…
Pour Mouloud Mammeri : « l’intellectuel au sens premier du terme se doit d’aller toujours à l’essentiel ». L’essentiel ici est, pour M. Mammeri, « ce qui arrive de profond aux hommes,en quelques endroits de la terre où ils se trouvent, de quelques langues qu’ils se servent, intéresse tous les hommes… »(4). Donc pour M. Mammeri, l’écrivain ou l’intellectuel ne doit pas limiter son champs de réflexion et d’intervention. L’humanisme sous-jacent dans ce passage et qui doit animer la volonté de tout intellectuel, nous le retrouvons de manière plus concrète dans l’interview qu’il donna à Michèle Boivert (5) : « Tout en pensant que dans une société quelconque il y a différentes fonctions institutionnalisées, il y en a une qui n’est pas très institutionnalisée et qui est celle de l’écrivain. En comparaison à la fonction du politique qui doit gérer les événements quotidiens selon ses motivations, selon son idéologie, ses intérêts….celle de l’écrivain ne doit pas « coller » à l’événement quotidien car ce tissus quotidien de la réalité… il y a des valeurs en quelque sorte qui transcendent le vécu quotidien. Quand on est enfoncé dans la réalité quotidienne, on n’est pas toujours libre de s’élever un petit peu au dessus ou de prendre assez de distance pour qu’on tienne compte justement de ces valeurs là. Mais il faut bien que dans la vie d’une société quelques uns soient là pour assumer cette fonction. Et je dirais que la fonction de l’écrivain est celle-là ».

Le mot « valeur » chez M. Mammeri a une grande dimension. Placé au dessus des réalités et du vécu quotidien, l’écrivain ou l’intellectuel doit veiller à ce que ces valeurs, en premier lieu le respect de l’Homme dans sa dignité et sa liberté, ne soient pas omises. Toujours distant et présent à la fois l’intellectuel est cet homme qui doit apporter son témoignage à toute la société et à travers elle à toute l’humanité. Mammeri opère ainsi une distinction éthique entre le travail du politique et celui de l’intellectuel.

La fonction de l’intellectuel ne doit souffrir d’aucune considération d’ordre politique.
Sur la question de l’unité, un des thèmes centraux de la politique de « pouvoir », M. Mammeri sans équivoque déclare : « La véritable unité, c’est celle qui, justement, repose sur la réalité des hommes vivants en chair et en os. La réalité algérienne repose sur le fait qu’il y a une culture arabophone, je la reconnais et je suis prêt à la respecter jusqu’au bout. Mais la mienne a autant de valeur… » (3)

A travers les définitions de l’intellectuel que donnent Mouloud Mammeri et Abdellah Mazouni, nous relevons que la notion d’intellectuel et de son rôle diffère de l’un à l’autre. Il y a intellectuel et « intellectuel » pourrions nous dire.

Chez Abdellah Mazouni, l’intellectuel doit « travailler » dans un cadre « fonctionnel disposant d’un programme précis ». Comprendre qu’il doit agir selon les orientions politiques et économiques du gouvernement et ce, quelque soit la fonction qu’il occupe à l’intérieur ou à l’extérieur de ce gouvernement. L’intellectuel doit répondre aux commandes de l’état. Écrivain, il doit faire à travers ses écrits les louanges du pouvoir et glorifier les hommes forts du moment comme cela se passait dans la chine communiste de Mao ou dans l’ex-URSS. A. Mazouni prend d’ailleurs pour exemple la devise de Lénine « un ingénieur c’est bien ! Un ingénieur communiste c’est mieux ».

Sur la question de la Culture Berbère, il adopte quasiment la même approche que celle du régime, d’abord la négation, ensuite « l’acceptation », la tolérance, mais seulement dans un cadre universitaire bien défini, comme on l’a vu plus haut. Nous constatons chez cet intellectuel arabophone que, l’écrivain, l’artiste, le philosophe ou autre, ne peut être qu’un serviteur du régime, sans le statut de fonctionnaire s’il n’est pas enrôlé dans les organes du régime. En somme il ne doit jamais sortir des sentiers battus de l’idéologie politiques du régime.
Par contre, la définition de l’intellectuel que donne Mammeri nous rapproche plus de cette phrase de Terrence « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Mouloud Mammeri conçoit sa fonction dans la diversité, l’altérité et l’universalité. Pour lui tout ce qui peut arriver à un être humain le concerne en quelques « endroits » de la terre où ils se trouve. Nous découvrons aussi son courage d’homme engagé quand il critique le « pouvoir », qui sous prétexte de « l’unité » du pays tente de nier la Culture et la Langue Berbère, ici particulièrement le Kabyle, que ce régime veut réduire à un aspect folklorique.

Pour M. Mammeri, l’écrivain ou l’intellectuel est un homme libre qui ne doit s’encombrer d’aucune hésitation ou compromission lorsqu’il s’agit de faire un constat et de tenter d’apporter une nouvelle vision….En ce sens les paroles de M. Mammeri, dites à une période très dangereuse sous l’ère du dictateur et tortionnaire Boumediene, nous rappellent la fameuse phrase de Tahar Djaout avant d’être assassiné « Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, dis et meurs ». Mouloud Mammeri, ne s’est jamais tu, il est mort dans un accident de voiture dans des conditions douteuses…

Intellectuel ou « intellectuel » ?

Au travers des déclarations de A. Mazouni et M. Mammeri, nous remarquons que dans ce pays appelé Algérie, certains intellectuels ne conçoivent nullement leur fonction à l’écart du régime quand d’autres gardent leur liberté d’expression.

Cette distinction nous la retrouvons dans ce pays et elle nous saute aux yeux. Comment expliquer que des personnages, tels certains ministres dont le premier d’entre eux Sellal, ou Grine, Bouchouareb, Ghoul, etc, sans parler des KDS (Kabyles de services), gardent leurs postes alors qu’ils vont d’échec en échec ? Comment des prédicateurs, tel « Chemsou », hyper médiatisés, incultes, semant l’obscurantisme, au grand dam d’une petite opinion éclairée qui survit, continuent à ânonner des inepties obscurantistes ?

Le dénominateur commun à toute cette « smallah d’intellectuels » appelés dans la vulgate populaire les « KHOBZISTES » est leur allégeance au régime. Cette condition et/ou statut de souteneur du « pouvoir » les préserve de toute interdiction ou censure. Au contraire ils y sont encouragés car ils participent de cette politique d’aliénation du peuple par la religion et l’idéologie arabo-islamique.

Si ce pays appelé Algérie végète et vit dans le bricolage à la petite semaine depuis son indépendance, que d’ailleurs toute l’élite intellectuelle libre estime confisquée, c’est à cause des assassinats, des exils forcés, des menaces de mort, des interdictions, à l’instar de celles qui viennent de toucher les essayistes et les écrivains Younès Adli, Kamel Daoud, Karim Akouche et la liste est longue de ces victimes de la dictature arabo-islamique qui s’étend, s’amplifie et qui touche actuellement le monde civilisé…

Lorsque la Lumière de la Pensée et des Idées est éteinte s’installe alors le noir de l’obscurantisme qui mène à la violence et à la brutalité…

1- Jacques Leenardt : La force des mots ; le rôle des intellectuels. Paris Megrlis,1982
2- Bruno Etienne : L’Algérie cultures et révolution ( l’histoire immédiate ). Ed:Seuil.
3- Abdellah Mazouni : Culture et enseignement en Algérie et au Maghreb. Ed : Maspero.
4- Entretien publié dans le quotidien Libanais « Le Jour » N° 275 du 3/6/1966 rapporté dans le livre de M. Mazouni déjà cité.
5- Mouloud Mammeri : Entretien avec Michèle Boivert dans la revue « Dérive » N° 49 , 1985.

Menal At Qasi
SIWEL 301642 Mar 17

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