De la psychologie et de la justice pour les victimes de la décennie noire

CHRONIQUE (SIWEL) — À quoi pouvons-nous reconnaître une dictature ? Les féru.es de politiques diront : « Lorsque, pour parler du nombre d’années qu’a passé un seul parti politique à régner sans partage, nous usons des termes  »décennies » ou – moins concevables encore –  »demi siècle ». »

Les intellectuel.les, de leur côté, préfèreront en découdre en terme de nombre d’articles et de quotidiens censurés par ce même pays.

Si le débat fut féroce entre politologues et intellectuel.les afin de trancher sur la question de savoir si l’Algérie était une dictature ou non – les politologues ayant l’avantage puisque tout un chacun sait d’emblée que le FLN est à la tête du pays depuis 55 ans – l’on pourra dire que les deux partis sont désormais tout à fait d’accord.

En véritable prodige, l’Algérie réussit à elle seule à réaliser cet exploit puisqu’elle répond à ces deux prérogatives. C’est du moins ce que l’on a confirmé depuis la censure du site de l’agence kabyle d’information, SIWEL, en Algérie et en Kabylie, qui a pris effet depuis le mois de juillet.

Si le doute persistait tout de même chez les plus récalcitrant.es, la censure dont est victime l’édition du mois d’août du journal Le Monde Diplomatique aura fini de dissiper le moindre doute possible.

Nous avons déjà condamné avec la plus sévère fermeté cette censure. Nous savons que chaque fois que celle-ci frappe, ce n’est non pas le mensonge qui prend le dessus sur la vérité en la faisant reculer, mais la prise en otage idéologique et l’usurpation qui, combinées, font bien plus que la faire reculer : elles la tarissent.

Revenons à cet article. Pourquoi le gouvernement d’Alger a élargi sa pâture jusqu’à inclure dans sa triste besogne ce quotidien pourtant reconnu mondialement ?

Il n’est pas besoin d’avoir des compétences reconnues en géopolitique pour deviner les sombres calculs qui ont inspiré de telles bassesses. Les seuls articles que l’on censure sont ceux qui pourraient ne pas s’avérer inutiles dans notre quête de justice et de vérité, concepts hors de porté du gouvernement Algérien, comme le prouve ce manque de jugement.

Nul doute possible : la décennie noire aura marqué au fer rouge les esprits en Algérie. C’est ce que révèle Pierre Daum, envoyé spécial du Monde Diplomatique qui a signé cette enquête portant le titre : Mémoire interdite en Algérie. C’est, du reste, cette dernière qui est à la source de cette censure.

Revenons-y un instant.

Pierre Daum commence par rappeler aux consciences les innombrables massacres commis dans les villages ruraux: Benthala et ses quatre cents victimes assassinées en quelques heures, Rais, village connu pour son triste record : un millier de morts; Sig, Ammi Moussa, Sidi Hamed, pour nommer que ceux-là, sont autant de villages qui hantent encore une mémoire à peine remise de la Révolution et des massacres de 1965, lors du coup d’état orchestré par Boumédiène.

« Je vous parle, j’ai l’air d’aller bien, mais à l’intérieur de mon corps tout est détruit. »

Ce seul témoignage, recueilli auprès de Nouria – une jeune femme ayant assistée à la lâche exécution de ses deux sœurs – aurait suffit à clore le reportage du journaliste, tant il manifeste, à lui seul, la détresse de tout un peuple.

L’argent et une Charte pour la réconciliation ou se fourvoyer plutôt que guérir.

En 2005, cette charte de Bouteflika, qui se veut réconciliatrice, désir enterrer le fossé qui s’est creusé entre les bourreaux et leurs victimes. Aucune enquête nationale, aucun média autorisé à le faire, aucune expertise pour évaluer l’état psychologique de ces millions d’âmes et tenter de les soigner.

À la place, de l’argent pour acheter une conscience et un pardon. Si, au premier, il suffirait d’y répondre par une variante de l’adage bien connu « L’argent n’achète ni le bonheur ni la santé mentale » pour révéler au grand jour ce que nous savions déjà, c’est-à-dire son inutilité, le deuxième, si puéril qu’il n’aurait pas suffit à réconcilier la chamaillerie de deux gamins qui se querellent pour un bonbon, devra se soumettre à l’analyse d’un spécialiste.

Selon le psychanalyste Kaled Ait Sidhoum, interrogé par le journaliste sur les effets d’une telle démarche :

 « La charte pour la réconciliation nationale de 2005 est épouvantable, parce qu’elle occulte les traumatismes au lieu de les soigner et impose à la victime de pardonner. »

Pour dépasser ce paradoxe, l’État, pour clouer l’espoir de ces victimes une fois pour toute, choisira une porte de sortie que seuls ceux qui fuient prennent : La religion.

En se questionnant sur les raisons de l’hyperreligiosité qui sévit dans le pays – contraste avec les évènements engendrés par les islamistes – le psychanalyste accuse l’instrumentalisation de la religion, autant à des fins rédempteurs que salvateurs,  qu’a entrepris l’État algérien afin de noyer toute cette détresse. En ce sens, il affirme au journaliste du Monde Diplomatique que « L’islam agit comme un antalgique. Le problème c’est que certains antalgiques créent une dépendance forte. C’est le cas de la religion. D’autant plus que la vente de cette drogue est favorisée par l’État. »

L’Algérie, pays qui compte plus de 40 millions d’habitants, ne compterait pas plus de cinq psychanalystes et un réseau de psychologues quasi inexistant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Afin de clore ce résumé, il ne serait pas inutile de revenir sur un dernier point que révèle ce reportage. « Je me considère comme une victime. » lance M. Omar Chikhi, ancien membre du GIA, au journaliste. Cet homme, qui a vécu dans le maquis pendant six ans, erre aujourd’hui dans une ville où se côtoient au quotidien victimes et bourreaux.

Selon Pierre Daum :

« Même s’ils disposent d’un jugement d’amnistie qui les protège contre les poursuites, ils savent que, comme n’importe quel citoyen, ils ne sont jamais à l’abri de tracasserie policières. À l’image de M. Chikhi, tous se considèrent comme des victimes. »

De la tentative de réconciliation à l’anarchie.

La démarche de l’État algérien aura eu pour conséquence d’amalgamer tout à fait les bourreaux et les victimes. Il y a, d’un bord, les victimes que le souvenir du visage ensanglanté d’un être aimé hante et donne, à cette sombre décennie, ce même visage . Celles et ceux-là souffrent en silence et s’emmitouflent dans le seul refuge qui aura su les accueillir.

Comment leur en vouloir ? La honte de tout un pays baignera nos visages aussi longtemps que nous nous rallierons aux tristes méthodes d’un État qui a préféré laisser à l’abandon ce peuple qui ne manque pourtant pas de scander ses clameurs entre deux sanglots.

De l’autre bord, il y a ces bourreaux qui cachent, très profondément en eux, cette étincelle de lumière qui pourrait s’appeler humanité. Cette même lumière, c’est celle qui fait de tout être humain ce qu’il est. C’est aussi elle qui, la première, réclamera la justice et la rédemption qu’elles seules peuvent offrir.

Ainsi est l’héritage de cette décennie. Les victimes, en manque de soutiens psychologiques, souffrent en silence, par pudeur ou par fierté, tout en côtoyant les bourreaux qui, du fond de leur être, réclament que justice soit faite pour que la rédemption et la justice, qui amèneront la vraie réconciliation, ne soit plus bafouées.

Remercier M. Pierre Daum pour ce reportage qui lui a valu d’être arrêté par la police et placé sous surveillance, 24h/24, ne saurait lui faire part, selon nous, de notre gratitude la plus inspirée et la plus vraie. Nous pensons que ce reportage devrait être diffusé à l’échelle planétaire afin de lever le voile sur certains préjugés que nourrissent même nos rares intellectuels. Nous y reviendrons toutefois.

Akli Ait Eldjoudi
SIWEL 231152 Aug 17 UTC

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