PARIS (SIWEL) — Chérif Kheddam, chanteur, auteur, compositeur kabyle est décédé à Paris le 23 janvier 2012, des suites d’une longue maladie à l’âge de 85 ans. Monument de la chanson et de la musique kabyle, Tahar Djaout, assassiné en 1993, lui consacrait un long portrait publié dans le journal « Ruptures ».

 

Archive : Biographie du chanteur kabyle Chérif Kheddam par Tahar Djaout (1993)
« Chérif Kheddam n’est pas le fondateur de la chanson kabyle. Celle-ci remonte à la nuit des temps.
Il n’est pas, non plus, l’initiateur de la chanson contemporaine. Des noms l’ont précédé Cheikh Noureddine, Cheikh Lhasnaoui, Slimane Azem, Allaoua Zerrouki.

A Chérif Kheddam revient toutefois le mérite d’introduire cette chanson dans la modernité, en lui donnant notamment une assise musicale plus rigoureuse. Faisant partie d’une génération de chanteurs de talent comme ceux que nous venons de citer, Chérif Kheddarn a été néanmoins le premier à briser de façon catégorique une tradition quelque peu sclérosante et à engager la chanson kabyle sur la voie du renouveau.
Au fonds berbère ancestral, il a adjoint les apports oriental et universel. Il a été, avant l’explosion de la nouvelle chanson kabyle au début des années 1970 avec notamment Idir. Djamal Allam et Ferhat lmazighen Imoula, le véritable vivificateur de cette chanson.

Devenu par la suite conseiller artistique à la Radiodiffusion Télévision Algérienne, il a dirigé des auditions et encouragé plusieurs chanteurs amateurs qui sont aujourd’hui les ténors de la chanson moderne kabyle. Rien pourtant ne le destinait à une carrière artistique. Cet homme est né en 1927 à Taddert Boumessaoud. à une dizaine de kilomètres de Aïn El-Hammam, en plein cœur du Djurdjura.

Il commence par fréquenter l’école coranique et la zaouïa en vue de devenir imam – comme son père. La psalmodie du Coran renforce chez lui le goût du rythme. Chérif Kheddam. qui a toujours été sensible à tout ce qui chante, consacre de longs moments au tajwid du Coran à la zaouïa de Boudjelil (Petite Kabylie).

Il quitte tôt la Kabylie pour aller travailler à Alger d’abord puis en France de 1948 à 1963.
Il faut remarquer que depuis l’âge de sept-huit ans. Chérif Kheddam a constamment vécu loin de sa famille : la zaouia de Boudjelil d’abord. Alger ensuite et enfin la France. Cet éloignement, qui provoque sans doute des peines et des frustrations, possède aussi un avantage Chérif Kheddam a toujours eu les coudées franches pour accomplir ce qu’il voulait ; il était soustrait à la tutelle pesante de la famille.
C’est en France où il arrive à l’âge de 21 ans qu’il découvre vraiment l’art : la chanson maghrébine, arabe ou occidentale, les films égyptiens. Chérif Kheddam s’intéresse à tout cela de façon presque ludique.

S’il y a chez lui une « arrière-pensée » professionnelle. il ne se prend pas pour autant au sérieux, ne pense pas pouvoir un jour vivre de l’art. Pour la chanson kabyle de l’époque. la scène était occupée par Slimane Azem. Cheikh Lhasnaoui et Allaoua Zerrouki essentiellement. Mais la chanson kabyle n’est pas celle qui a le plus marqué Chérif Kheddam.

De plus en plus conscient de ce qu’il veut faire et des moyens qu’il lui faut, il prend des leçons de solfège et d’harmonie. Tout en demeurant sensible à toute belle musique.
Chérif Kheddam se sent de plus en plus attiré par l’art occidental. Il découvre la musique classique, s’en imprègne. éprouve pour elle un grand penchant. Quant à la musique c’est aux chansons que lui-même a composées à cette époque-là (YeIlis etmut-iw. Nadia.Djurdjura. Itrane, etc.). Elles sont avant tout méditerranéennes. dans le tempérament. dans les thèmes, dans le rythme. L’artiste opère une osmose du sombre et du lumineux, du jubilant et du dramatique, de l’amour et du désespoir.

Remarqué dès son premier 78 tours (YeIIis etmurt-iw).
il est recommandé à Pathé Marconi EMI (filiale italienne) qui lui établit un contrat en 1956.
Il compose pour Radio-Paris puis pour l’ORTF plusieurs morceaux exécutés par le grand orchestre de la radio sous la direction de Pierre Duvivier. D’autres pièces sont interprétées en 1963 par l’orchestre de l’Opéra Comique. Dès ses débuts. Chétif Kheddam a été considéré comme un révolté, un enfant indocile qui bouscule les conventions et les tabous. Dans une société aussi austère que la société kabyle traditionnelle, où la beauté même est suspecte, les chansons de Chérif Kheddam ont paru à la fois; par leur élaboration harmonique et leurs thèmes amoureux, inhabituelles, déroutantes. presque inconvenantes.

Mais du côté de ses confrères chanteurs. on a vite compris que la démarche de Chérif Kheddam est une démarche d’avenir. Son exemple ne tarde pas à être suivi à tel point qu’une sorte d’école s’est constituée juste avant l’indépendance. Les chanteurs. travaillant tous avec le même orchestre et les mêmes musiciens. ils ont fini par faire à peu près la même chose et être même parfois pris les uns pour les autres…

Instrumentiste. parolier, compositeur, Chérif Kheddam, qui a une très haute idée de la poésie, ne se considère pas comme un poète : il a répété à qui veut l’entendre que, pour lui, la Musique est plus importante que les paroles. D’ailleurs, un disque compact comprenant un choix de ses musiques est paru en 1992. Là encore, notre artiste se démarque du chanteur kabyle traditionnel qui accorde une grande place à l’assefrou (le poème) : c’est en effet l’assefrou qui a fait, dans le temps, l’énorme succès d’un Slimane Azem et qui établit aujourd’hui l’immense renommée d’un Lounis Aït-Menguellat.

Mais si Chérif Kheddam est intervenu plus sur la musique que sur la poésie kabyle, ses textes n’en possèdent pas moins une indéniable richesse poétique. Nous pensons même qu’il a innové dans ce domaine-là aussi, en y introduisant des images et des métaphores plus modernes que ce que l’on entend habituellement.

Qu’on en juge par le texte d’A lemri (O miroir), une chanson justement célèbre enregistrée à ORTF en 1963

O miroir, ton destin est plus enviable que le mien.
Je suis comme un dément.
Et n ‘aspire qu ‘a te ressembler.
L’amour te visite à tout moment,
Lorsque la belle descend
Et devant toi se teint au henné.
Colombe se pavanant dans les prés,
Elle est exempte de tout défaut,
Ne se laisse pas séduire par l’inconnu.
Nous demandons à Dieu aimé
Que notre tour arrive
De célébrer ensemble notre joie.
Elle te fixe sans fausse pudeur
C’est ta compagnie qu’elle sollicite,
Si tu avais pu comprendre Ami,
sois heureux avec elle,
Envie-toi de son parfum ;
Je sais que tu me surpasses en chance.
Elle se peigne, parfait sa coiffure.
Se regarde soigneusement
Pour repérer le défaut Sa beauté,
sa taille sont impeccables,
Tout en elle crie la perfection.
Elle est pareille au fruit mûr.

Dans son itinéraire d’artiste, Chérif Kheddam a traversé un certain nombre d’étapes. Il a commencé à chanter avec le début de la guerre de libération, en 1955.
Cette époque est caractérisée par une censure sévère. La moindre chansonnette d’amour est passée au crible par la censure coloniale qui tente d’y déceler des ferments nationalistes.
C’est la période des chansons comme Nadia et Djurdjura. Sur le plan musical, l’artiste tâtonne encore, opte pour une musique légère qui demande moins de recherche et de moyens.
Sur le plan thématique, le chanteur qui, comme nous l’avons indiqué, était soumis à la censure coloniale, arrive quand même à exprimer son enracinement dans le pays originel personnifié par ses montagnes indomptables et la beauté de ses filles.
On remarque déjà un engagement social, un plaidoyer pour la femme : une chanson comme Lehjab etharit (Pourquoi voiler la femme libre ?), qui date de 1960 ou 1961, s’élève contre le port du voile imposé à la femme comme un signe de soumission. L’étape suivante dans l’évolution de Chérif Kheddam commence avec l’indépendance du pays et atteint son plein épanouissement avec A Lemri enregistré en 1963, l’année d’ailleurs où l’artiste rentre au pays après avoir travaillé une quinzaine d’années en France. Cette chanson est d’une grande élaboration musicale et est considérée aujourd’hui par les amateurs un peu comme la chanson-totem de Chérif Kheddam. Mais l’indépendance apportera aussi à l’artiste des déceptions d’ordre professionnel. L’un des plus grands scandales du pouvoir algérien de 1962 à 1988 a été la négation de l’identité berbère, le substrat même de l’Algérie, ses racines les plus profondes et les plus tenaces. La chanson berbère, en retour, sera très virulente dans la dénonciation de cette négation. Elle sera une chanson de résistance, une chanson qui se fait contre le pouvoir. A côté des chanteurs qu’on pourrait appeler naturellement engagés (comme Ferhat lmazighen Imoula ou Matoub Lounès), d’autres chanteurs, qui a priori n’ont pas  » l’âme militante  » (Idir, Aït-Menguellat, etc.), exhiberont eux aussi la revendication culturelle et identitaire, car c’est leur outil même, à savoir la langue berbère, qui est nié par le pouvoir.

Chérif Kheddam, lui aussi, n’est pas insensible à la situation que vit son pays, au sort qui est fait à sa culture d’origine, Il amorce une troisième étape plus symbolique : il traite sur le mode allégorique un certain nombre de problèmes sociaux, historiques, identitaires. une chanson datant de 1984 s’intitule tout simplement D-azdayri akka ierigh (Je me sais Algérien) et dénonce veut fabriquer à l’Algérien en niant en la fausse identité idéologique qu’on lui ce qu’il y a de plus profond et de plus irréductible. Mais Chérif Kheddam s’intéresse à la même période à bien d’autres thèmes, comme l’émigration qu’il traite dans Ekker ezvi imanik (Lève-toi et secoue-toi).
Une chanson comme A yemma (Ma mère) qui date de 1978 raconte sur le mode symbolique le dénuement d’une femme et, à travers lui, le drame d’un pays paupérisé. J’ai entendu ma mère dire :  » Mon enfant, mes forces s’épuisent, Ce n’est pas avec le son et l’ivraie Qu’on fait grandit les hommes (…)  »

Chérif Kheddam n’a jamais joué à la vedette. Il n’a jamais cherché la célébrité. N’a jamais été attiré par les médias. Le milieu artistique même lui est peu familier, il ne s’y aventure que lorsqu’il a besoin de musiciens.

Durant son séjour en France, il a plus vécu en milieu ouvrier que parmi la nouvelle chanson kabyle, il a toujours refusé de s’en instaurer parrain, maître ou cacique. S’il est un indéniable précurseur, il demeure un chanteur en évolution et en devenir. C’est pourquoi nous pensons que l’actuel effacement ne saurait être une retraite, mais plutôt un simple repli pour prendre un nouvel élan. Celui qui a été l’enfant remuant de la chanson kabyle ne saurait se retirer sur la pointe des pieds.

Tahar Djaout »

mau/cc
SIWEL 231718 JAN 12

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