Le printemps noir : les non-dits

CHRONIQUE (SIWEL) — Évoquer le printemps noir devant le kabyle qui se veut algérien Ad vitam aeternam, c’est parler de corde dans la maison d’un pendu. Le sujet réveille des souvenirs pénibles que le courtisan des urnes algériennes a choisi d’oublier, vaille que vaille, avec l’absurde conviction que le temps effacera le sang des 128 innocents qui a coulé de la Kabylie. Bien sûr, les profits d’où qu’ils viennent réjouissent le cœur des félons. Des voix non corrompues ont maintes fois averti les hésitants de chez nous que les clans qui régissent l’État algérien sont passés maitres dans l’art d’élever la corruption et l’imposture au rang de science. Le meurtre, les arrestations arbitraires et les brumes mensongères sont les éléments naturels de leur kit de gouvernance. Si tantôt ils s’entrechoquent en pertes et profits ou tantôt se coudoient c’est toujours contre la Kabylie. Rien ne les unit aussi fort que leur haine commune des kabyles, ni l’équilibre de la terreur, ni leur alliances, ni leur partage de la rente pétrolière.

Rappelons-nous des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises. Les violences urbaines qui ont commencé à Clichy-sous-Bois suite au décès de deux adolescents, électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police avait duré trois semaines. Au total : des dizaines de policiers blessés, 10.000 véhicules incendiés, des bâtiments publics de première nécessité calcinés, des écoles vandalisées et des grandes surfaces pillées. Il eut près de 3.000 personnes interpellées… Mais pas un seul émeutier n’a été blessé par balle. Avril 2001 en Kabylie, les six premiers jours d’émeutes avaient déjà fait 34 morts et 270 blessés par balles. À la fin des évènements, le bilan était lourd : 128 morts et 498 blessés dont beaucoup resteront handicapés à vie.

Aujourd’hui, le kabyle qui voit le moindre opuscule positif dans la souveraineté de l’État algérien sur la Kabylie se décrit d’une langue lécheuse de souliers à merci. Cependant, celui qui n’est pas acquis au principe d’une Kabylie indépendante ne devrait pas se complaire à tenir un discours sévère à l’encontre de l’État algérien en arguant de quelques notions de démocratie. Ce n’est là qu’auguste phraséologie, surtout quand il décide de participer aux élections qui se préparent et qui feront de lui la béquille épidermique dont la seule utilité est de maintenir debout sur le sol kabyle l’arabo-islamisme, le plus affreux des colonialismes. Que l’on ne se méprenne pas, Bouteflika et ses pairs ont plus de mépris envers celui qui se réclame kabyle avec une détermination d’Algérien qu’envers celui qui a pris la résolution définitive de n’être que kabyle et uniquement kabyle.

Revenons à avril 2001, que s’est-il réellement passé ? Pourquoi tant de morts ? Les textes officiels parlent de deux éléments déclenchants : L’assassinat de Guermah Massinissa dans une brigade de gendarmerie de Beni-Douala et une provocation sur un groupe de collégiens à Oued Amizour par une unité de la gendarmerie. Notons que les deux agressions se sont déroulées aux alentours de la date du 20 avril et la première dans la région de Matoub Lounes et sur un jeune homme du nom de Massinissa. La raison : il a été décidé entre décideurs de déclencher des émeutes avec le plus grand nombres de victimes possibles. Peu temps auparavant, Bouteflika avait tenté de nommer son ami Noureddine Zerhouni ministre de la défense. Sa proposition fut rejetée catégoriquement par les généraux. Affaiblir l’armée pour mieux la contrôler restait sa principale urgence, il envoya une correspondance aux Etats-majors des corps d’armée dans laquelle il notait sa décision de rattacher la gendarmerie au ministère de l’intérieur, c’est-à-dire directement sous le commandement de Zerhouni. L’idée lui avait été soufflée des débats qui se déroulaient à l’époque en France sur le fusionnement de la gendarmerie et de la police. Pour les généraux les limites de l’inacceptable ont été franchies. Vous voulez le corps de la gendarmerie, vous allez l’avoir avec un passif qui pourrait vous être reproché. L’aspect négatif qui fera le passif devrait être macabre et c’était naturel que la haine de la Kabylie refait surface, elle fut choisie comme terrain des opérations de règlements de comptes. Les larmes, s’il est nécessaire qu’elles se versent, devront couler des yeux des mamans kabyles, voilà un domaine déterminé qui fait consensus entre criminels. L’ordre a été donné. La provocation devrait se produire au moment de grandes agitations culturelles, un 20 avril ; Beni Douala pour réveiller Matoub et un nom, Massinissa.

Il a été dit que le 18 avril 2001, un jeune lycéen de 19 ans, Guermah Massinissa, avait reçu dans le corps, à l’intérieur des locaux de la Brigade de gendarmerie de Béni-Douala, trois balles de kalachnikov tirées en rafale par le gendarme Mestari. Le jeune Guermah fut admis à la polyclinique de Béni-Douala, puis à l’hôpital de Tizi-Ouzou pour les premiers soins. Devant la gravité de ses blessures, il fut transféré à l’hôpital Mustapha à Alger. Il devait y décéder le 20 avril 2001 à 8h15. Le rapport d’autopsie laisse croire que la mort de Guermah Massinissa est la conséquence des blessures par balles reçues aux deux membres inférieurs.
Cela est faux. Le gendarme Mestari lui avait sanctionné l’artère fémorale à l’aide d’un objet tranchant, vraisemblablement une baïonnette. À ce moment déjà, le pronostic vital était en jeu. Selon le premier médecin qui l’avait reçu, la victime n’avait aucune chance de survivre. Elle présentait une plaie de 13 cm, allant de l’aine au genou. Le médecin, une jeune femme qui a été mise en congé dès le transfert de Massinissa Guermah vers Alger et plus tard mutée ailleurs, n’a jamais été citée.

Le gendarme Mestari Merabet avait déclaré en premier lieu avoir appuyé sur la détente sans se rendre compte, et qu’il tenait de sa main droite son arme non sécurisée et armée, balle au canon, alors qu’il l’ignorait ! Devant le juge d’instruction militaire, le gendarme Mourad Fouad avait donné une autre version, il avait déclaré que le pistolet-mitrailleur du gendarme Mestari Merabet a glissé de son épaule et au moment où il tentait de le récupérer, il a appuyé sur la détente, d’où la rafale… Pour éviter la contradiction devant les experts en balistique en présence de deux membres de la commission Issad, le gendarme Mestari fait sienne la version de la chute de l’arme, un mois plus tard.

Pour mieux se préparer au massacre, deux escadrons d’intervention du GIR de Tizi Ouzou ont été acheminés et positionnés à Béni-Douala, un escadron d’intervention renforcé d’une section du GIR de Réghaïa fut pré-positionné à Tizi-Ouzou. Trois escadrons d’intervention relevant des GIR de Bouira, Chéraga et Zéralda ont été mis en état d’alerte. Entre temps, se préparait de l’autre côté de la Kabylie l’agression contre les collégiens de Oued Amizour.

Pour inciter les jeunes à la révolte et pouvoir enfin tirer, le jour de l’inhumation du jeune Guermah Massinissa, le 23 avril, la gendarmerie avait rendu public un communiqué dans lequel elle déclarait que le défunt avait été interpellé « suite à une agression suivie de vol ». Le ministre de l’Intérieur reprenait la fausse information et déclara à son tour que la victime était un « délinquant de 26 ans ».

La suite est connue. Des dizaines de morts, des centaines de blessés, par armes de guerre. Les cadavres montraient une prépondérance des impacts sur la tête, le cou et la moitié supérieure du thorax. La répartition de ces localisations paraît difficilement imputable au hasard statistique. Le calcul séditieux des militaires ne dérangeait pas Bouteflika tant ce n’était que des Kabyles qui mourraient. Il serait important de savoir qu’il y avait eu ordre de tirer. On leur disait : défendez la République. Le général Fodil Cherif avait bien pris part au génocide et Rafik Khalifa au secours de son ex-ami Bouteflika avait proposé ses avions pour le transport des troupes et du matériel de répression d’Alger vers Bejaia. Ce qui était déplaisant était de voir que l’émissaire du général Toufik devant la commission s’appelait Abderahman Mahmoudi.

Ahmed Merah, l’ancien lieutenant de Musapha Bouali -fondateur du premier maquis islamiste- récupéré par le General Toufik avait ramené au siège de la commission Issad la correspondance de Bouteflika, citée plus haut, par acquis de conscience peut-être ou par vengeance contre les généraux qui l’avaient lâché. Dans sa dernière sortie, publiée dans l’édition du 12 février 2002 du journal Liberté, il s’en prenait vigoureusement à « la guerre des clans par Kabyles interposés » « Malgré elle, la Kabylie meurtrie sert d’enjeu aux luttes de clans, en attendant l’embrasement d’autres régions. De toutes les manières, l’Algérie a toujours été gérée par les véritables détenteurs du pouvoir, tel un échiquier dans lequel il leur suffit de déplacer le roi, les chevaux, les fous et les pions, pour maintenir l’équilibre indispensable à la survie du système rentier », écrivait Merah. « En définitive, ajoutait-il, le problème du pouvoir n’est ni les islamistes ni le terrorisme, mais quiconque menacerait ses intérêts ». Merah est mort dans la semaine qui a suivi la parution de son article, officiellement, d’une intoxication. Il revenait d’un déjeuner à la chefferie du gouvernement avec Benflis.

La haine qui s’était propagée contre la Kabylie lors avait du moins mis la conscience de beaucoup de kabyles à l’épreuve de la réalité. Bouteflika et son régime voient danger dès lors que l’on s’affaire à traduire l’avenir de la Kabylie en vérité historique. Bouteflika n’est pas un chef d’État immortel mais il est porté au-dessus de son peuple comme une divinité à un degré en dessous de l’Olympe. Avec une bouche maintenue ouverte et des yeux d’un merlan frit, il donne l’image d’un poisson mort et, quand bien même dans son esprit la mort est inenvisageable, il a déjà quitté le naturel des choses. Mais, pour odieuse que soit son image, ce n’est pas la pire des expressions. La lacune impérieuse est dans les chapelles qui se disent démocrates où l’on jacasse encore en langue arabe des slogans creux pour garder la kabylie sous la domination d’un Etat fasciste avec en sourdine une honteuse déposition. Mais dirions-nous, à fleur de femme fleur de vin : dans une orgie de fot-en-cul quelle sorte d’opposition les dealers de la chose politique peuvent-ils s’assigner quand eux aussi sont des produits de ventes de la bordelière ? C’est là, une distinction souffreteuse, mais à l’égard des entremetteurs intelligents du régime algérien on est en droit de riposter par l’insulte. Roma locuta, causa finita disait Saint Augustin. Ou, si vous voulez : La Kabylie a parlé, la cause est entendue.

Djaffar Benmesbah,
Membre de la commission Issad
SIWEL 192250 Apr 17 UTC

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